Cent jours après son investiture, le président tunisien Kaïs Saïed fait cavalier seul

Stratégie peu lisible, communication opaque, caractère indépendant… Cent jours après son investiture, le président Saïed n’est parvenu ni à clarifier sa feuille de route, ni à rompre son isolement politique.

Au palais de Carthage,le 23 octobre 2019, peu après sa prestation de serment. © Khaled Nasraoui/dpa Picture-Alliance/AFP

Au palais de Carthage,le 23 octobre 2019, peu après sa prestation de serment. © Khaled Nasraoui/dpa Picture-Alliance/AFP

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Publié le 31 janvier 2020 Lecture : 7 minutes.

Le feuilleton des préparatifs du sommet de Berlin sur la Libye en a inquiété plus d’un. Longtemps tenue à l’écart, la Tunisie y a été finalement conviée à la dernière minute, à l’avant-veille de la rencontre. Un affront pour Kaïs Saïed, qui décide d’adopter la politique de la chaise vide. Comme un symbole des premiers pas diplomatiques du nouveau président…

D’autant que Kaïs Saïed a à cœur, il l’a dit dès son élection, de contribuer à la résolution du conflit, exprimant sa préférence pour une solution libyenne, voire maghrébine. Bien qu’il affirme son égale distance à l’égard des deux camps, il a reçu tour à tour Fayez al-Sarraj, chef du Gouvernement d’entente nationale (GNA), et Khaled al-Mishri, du Haut Conseil d’État, tous deux basés à Tripoli. Ses démarches ont abouti au lancement par Tunis, le 24 décembre, d’une initiative pour la paix. Très peu relayée, elle a été éclipsée par l’annonce de la tenue du sommet international de Berlin.

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Diplomatiquement en retrait

Kaïs Saïed a-t-il mal joué le coup ? « On peut discuter du poids militaire de la Tunisie, du Niger et du Mali, mais toute solution devrait les impliquer », plaide Béligh Nabli, directeur de recherches à l’Iris. « Vu les conséquences du conflit pour la Tunisie, Saïed aurait dû saisir l’opportunité de Berlin, quitte à se faire représenter », regrette Khadija Mohsen Finan, enseignante-chercheuse à Paris-1. « Tunis est diplomatiquement en retrait, et Saïed est inconnu de ses pairs, note l’expert en communication politique Kerim Bouzouita. Berlin eût été l’occasion de tisser des relations personnelles. Là, il se retrouve complètement à l’écart. »

Le président turc a proposé sa coopération au nouveau président tunisien, Kaïs Saïed, « pour aider au règlement de la crise libyenne », le 25 décembre. © Slim Abid/AP/SIPA

Le président turc a proposé sa coopération au nouveau président tunisien, Kaïs Saïed, « pour aider au règlement de la crise libyenne », le 25 décembre. © Slim Abid/AP/SIPA

Saïed est tombé dans le piège diplomatique turc

La visite impromptue de Recep Tayyip Erdogan à Tunis, le 25 décembre, consacrée, entre autres, à trouver des « moyens de coopérer » sur la Libye, avait déjà éveillé les craintes. « Saïed est tombé dans le piège diplomatique turc car ces annonces de coopération ont entamé la confiance dont bénéficiait la Tunisie auprès des belligérants libyens », décrypte Bouzouita.

Invité au sommet des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine sur la Libye le 30 janvier, le président a préféré rester en Tunisie. Sa présence au 33e sommet de l’UA, à Addis-Abeba, les 9 et 10 février, est quant à elle incertaine.

Ses soutiens veulent croire que son action à l’étranger est entravée par l’absence de gouvernement. Le politologue Selim Kharrat en doute. « Il peut entamer des échanges et prospecter à son niveau, en attendant d’avoir des ministres techniques, avance le président de l’ONG Al Bawsala. Mais il lui a fallu du temps pour s’adapter à ses nouvelles fonctions et combler son manque d’expérience. »

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L’opinion publique guette ses maladresses. Et note que sa promesse de consacrer sa première visite à l’Algérie met longtemps avant d’être honorée. En lieu et place, Kaïs Saïed s’est rendu à Oman pour les funérailles du sultan Qabous. Son prédécesseur, feu Béji Caïd Essebsi, en avait fait de même en 2015 : dès son investiture, il dérogeait à la même promesse après la mort du roi Abdallah d’Arabie saoudite. Quelques jours plus tard, il atterrissait néanmoins chez son voisin de l’Ouest.

Des impairs avec Alger

À Alger, d’autres impairs ont pu froisser. Comme l’envoi de Mohamed Salah Hamdi, conseiller à la sécurité, pour représenter Kaïs Saïed aux funérailles du général Gaïd Salah fin décembre. Hamdi avait été évincé de l’armée de terre tunisienne en 2014… à la demande d’Alger.

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Le président tunisien n’a pas non plus fait le déplacement pour l’investiture d’Abdelmadjid Tebboune. Hésiterait-il encore à s’afficher avec un pouvoir élu dans la contestation ? Silence de Carthage. « Il est temps qu’il s’y rende, estime un membre du premier cercle de sa campagne. Même si les élections y ont été critiquables, cela reste un voisin incontournable. »

Et l’un des premiers soutiens sécuritaires et économiques de Tunis. « Saïed s’est mis dans une posture difficile en s’engageant sur une visite d’État, renchérit Kerim Bouzouita. J’espère qu’il y a une bonne explication au retard pris. » La présidence a finalement indiqué que le chef de l’État tunisien rencontrerait son homologue algérien, le 2 février.

Lors de la prise de fonctions du président, le Maroc avait en outre envoyé une délégation de haut niveau à Tunis. Laquelle avait été rapidement reçue au Palais. Signe d’un réchauffement de l’axe Rabat-Tunis au détriment d’Alger ? « On peut aussi y voir la volonté de ne pas apparaître dans une situation de pleine dépendance vis-à-vis d’Alger », observe Béligh Nabli.

Les choix de Saïed ont manqué d’explication et effraient les Tunisiens

L’explication peut convaincre, tant le président tunisien s’est fait fort, au cours de ses cent premiers jours, de montrer qu’il avait du caractère. Le 29 octobre, à peine installé à Carthage, il limoge le ministre de la Défense et celui des Affaires étrangères.

Depuis, c’est Sabri Bachtobji, secrétaire d’État par intérim, qui s’occupe de la représentation à l’international. Lequel se garde bien de définir de grandes orientations diplomatiques. « On est dans le brouillard, résume Khadija Mohsen Finan. Les choix de Saïed ont manqué d’explication et effraient les Tunisiens. Or la proximité avec le peuple qu’il veut incarner ne peut passer que par davantage de lisibilité. »

Discours complotiste

C’est peu dire que l’agenda et la feuille de route du président sont opaques. Sa présence à Davos en janvier a été annoncée par le World Economic Forum (WEF), mais jamais confirmée par Carthage. En matière économique, les Tunisiens peinent à situer l’ancien professeur de droit.

« Son discours ne relève pas tout à fait de l’altermondialisme, ni du panarabisme, ni du panafricanisme classique », note Kerim Bouzouita. « Il dénonce la dépendance de la Tunisie à l’égard de ses bailleurs et prône un retour à une forme de souveraineté, résume Béligh Nabli. À l’épreuve des faits, il risque de devoir affronter ses contradictions. »

En attendant, Kaïs Saïed rencontre les jeunes des régions déshéritées. En recevant à Carthage des anonymes, il regonfle le moral de la nation, « un de ses rôles tacites », font valoir ses soutiens. Contrairement à ses prédécesseurs, il est accueilli par des youyous à Sidi Bouzid pour l’anniversaire de la révolution.

Le 17 décembre dernier, le chef de l’État y a prononcé un discours empreint de complotisme, dénonçant les cabinets noirs œuvrant contre les aspirations du peuple. « Ces propos radicaux donnent l’impression qu’il n’a pas tout à fait retiré son costume de candidat », commente Selim Kharrat.

Quand ses contempteurs l’accusent de populisme, ses troupes font valoir ses succès. En faisant des phosphates ou des hydrocarbures une question nationale, il aurait, selon eux, permis la levée du sit-in d’El Kammour, dans la région de Tataouine.

Lors de ses vœux présidentiels, Kaïs Saïed a promis que 2020 concrétiserait les attentes du peuple, dont la liberté, l’emploi et la dignité. Le même ne cesse de déclarer que le changement émanera des initiatives individuelles, sans donner davantage de détails. A-t-il toujours en tête son projet de décentralisation accrue et de refonte des institutions ? Autour de lui, d’aucuns lui enjoignent d’abord de miser sur les plateformes de démocratie participative pour densifier le lien avec les enfants du numérique (digital natives), qui constituent sa base électorale.

Feuilleton gouvernemental

Durant ces cent jours, un autre feuilleton a tenu les Tunisiens en haleine : celui de la nomination du gouvernement. Jusqu’ici, l’exécutif précédent, piloté par Youssef Chahed, expédiait les affaires courantes. La désignation de son successeur a tourné à la foire d’empoigne entre partis. Élu comme indépendant, Kaïs Saïed a démontré qu’il pouvait rassembler dans une même salle – à Carthage – l’ensemble des formations nationales.

Un atout tout autant qu’une faiblesse, car il ne dispose pas d’assise partisane. Au point d’alimenter les rumeurs autour d’un éventuel conflit avec le président du Parlement et leader d’Ennahdha, Rached Ghannouchi. Ce dernier a d’abord provoqué l’interruption d’une réunion à la présidence fin décembre. Avant de faire valoir l’étendue de ses réseaux internationaux en recevant des ambassadeurs et en se rendant – au nom de sa formation – au palais présidentiel d’Ankara. Une façon de marcher sur les plates-bandes du chef de l’État ?

Au sein d’institutions relativement neuves, il est plutôt question pour chacun de délimiter son territoire et les contours de sa fonction. Nombre d’observateurs estiment que Ghannouchi, habitué de la diplomatie parallèle et des réseaux de l’islam politique, n’avait d’autre choix que de s’affirmer après la déconfiture de Habib Jemli, à qui les députés ont refusé la confiance comme chef du gouvernement et qu’Ennahdha a fermement soutenu.

Apporter des modifications est une chose, tout pulvériser d’un coup en est une autre

Pour le deuxième round de négociations, Saïed est resté fidèle à sa stratégie initiale : ne pas imposer son homme et tenir en compte de la short-list dressée par les partis. Il a finalement nommé l’un de leurs trois favoris : Elyes Fakhfakh, ancien ministre du Tourisme (2011-2013) et des Finances (2012-2014). « Fakhfakh lui permet d’entretenir une image antisystème car il est issu d’Ettakatol, analyse Kerim Bouzouita. Il a travaillé avec tout le monde et n’a plus de réelle base. » Certains parient ainsi sur l’effacement inéluctable de La Kasbah au profit de Carthage.

Faute d’assise politique, le président a subi le jeu des alliances à l’Assemblée. En cas de nouveau blocage, des législatives anticipées seront convoquées, ce qui pourrait permettre à Saïed de mettre en œuvre l’une de ses principales promesses de campagne : la refonte du système électoral.

À moins qu’il n’attende de créer son parti ou de profiter d’un remaniement au sein du prochain gouvernement. « Apporter des modifications est une chose, tout pulvériser d’un coup en est une autre », tranche Khadija Mohsen Finan. C’est là le paradoxe de ces cent jours : légaliste, Kaïs Saïed dénonce un système qui demeure malgré tout son cadre. « Il tente de s’adapter à des institutions qui n’ont pas été conçues pour lui, tant s’en faut », relève Béligh Nabli. Jusqu’à quand ?

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