Au Cameroun, la décentralisation lancée par Paul Biya est en suspens

Contrarié par la pandémie, le processus d’autonomisation régionale lancé par le président Paul Biya devra attendre une amélioration durable de la situation sanitaire pour reprendre son cours.

La séance de clôture du Grand dialogue national, le 4 octobre 2019, à Yaoundé. GRAND DIALOGUE NATIONAL, Yaoundé, Cameroun, le 4 octobre 2019
© Maboup

La séance de clôture du Grand dialogue national, le 4 octobre 2019, à Yaoundé. GRAND DIALOGUE NATIONAL, Yaoundé, Cameroun, le 4 octobre 2019 © Maboup

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Publié le 22 juin 2020 Lecture : 6 minutes.

Le président camrounais Paul Biya, le 22 mars 2018. © Lintao Zhang/Getty Images)
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Cameroun : les réformes, ces autres victimes du coronavirus

Entériné à l’issue du Dialogue national, le processus de décentralisation a abouti à l’organisation d’élections locales en février. Mais la pandémie de Covid-19 a gelé la mise en place des autres mesures, laissant l’opposition sur sa faim et compliquant un peu plus encore la situation économique.

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Sa parole est d’or, en cela qu’elle est particulièrement rare. Quand le président Paul Biya commence son discours annuel, en ce 31 décembre 2019, chaque Camerounais l’écoute, quasi religieusement. Il faut dire que l’ancien séminariste vient de traverser une bien mauvaise année. Le conflit dans les régions anglophones s’est aggravé, apportant son lot de victimes, de déplacés et de réfugiés. La crise politique née de la présidentielle contestée d’octobre 2018 a divisé le pays entre partisans de Maurice Kamto et fidèles du chef de l’État, sans oublier les querelles entre Bamilékés (majoritairement de l’Ouest et considérés comme des soutiens de l’opposant) et Bulus (Camerounais du Sud vus comme des membres du « système Biya »).

Enfin, autour du « patron », des clans se sont formés avec le secrétaire général de la présidence, Ferdinand Ngoh Ngoh, la première dame, Chantal Biya, le ministre des Finances, Louis Paul Motaze, et le directeur de cabinet civil, Samuel Mvondo Ayolo.

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Au terme de cette annus horribilis, le Sphinx d’Etoudi se sait donc attendu. En octobre 2019, il a demandé à son Premier ministre, Joseph Dion Ngute, d’organiser un Grand Dialogue national afin de trouver une solution à la crise qui sévit dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Un message adressé à ses compatriotes mais aussi aux partenaires étrangers, notamment la France et les États-Unis, qui prennent plus ou moins ouvertement leurs distances.

Autonomie accrue, mais pas de fédéralisme

Dans son allocution, Paul Biya dresse le bilan de l’année écoulée. Il annonce « un Cameroun nouveau », « un Cameroun adapté au temps présent », « un Cameroun qui regarde vers l’avenir ». « Pour en arriver là, nous avons connu bien des épreuves. Comme par le passé, ensemble, nous les avons toutes surmontées. […] Le Grand Dialogue national nous a ouvert la voie pour avancer résolument sur le chemin de la paix, de l’unité nationale et du progrès, valeurs qui ont toujours fait la grandeur de notre pays », conclut le chef de l’État.

Plusieurs lois viennent alors d’être adoptées par l’Assemblée nationale : le texte sur la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme, le 10 décembre, et celui qui porte sur une décentralisation accrue, le 15 décembre, notamment en ce qui concerne le statut des élus locaux, le fonctionnement des assemblées locales et l’attribution de ressources financières aux régions.

À ces lois s’ajoute un nouveau « statut spécial » pour le Nord-Ouest et le Sud-Ouest qui doit prendre en compte les spécificités des sous-systèmes éducatif et juridique anglophones. La mesure porte également la création d’une Assemblée régionale (composée d’une Chambre des représentants et d’une Chambre des chefs traditionnels) et d’un conseil exécutif régional.

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Ce régime, explique le gouvernement, permettra aux régions anglophones de participer à la formulation des politiques nationales relatives à l’éducation, au développement et aux problèmes des chefferies dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. Une autonomie accrue, donc – qui n’est pas sans faire grincer des dents dans les régions du Nord, de l’Adamaoua et de l’Extrême-Nord –, tandis que le fédéralisme fait toujours figure de ligne rouge au palais présidentiel.

Soutien de Paris

Rencontre bilatérale entre le président camerounais Paul Biya et le chef de l'Etat français Emmanuel Macron, le 10 octobre 2019. © Laurent Cipriani/AP/SIPA

Rencontre bilatérale entre le président camerounais Paul Biya et le chef de l'Etat français Emmanuel Macron, le 10 octobre 2019. © Laurent Cipriani/AP/SIPA

Malgré quelques impatiences, Emmanuel Macron soutient le processus de réformes

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Autre innovation importante : la suppression du poste de délégué gouvernemental, désigné par l’État pour les quatorze plus grandes villes du pays, qui est désormais remplacé par un « super-maire » élu par le conseil municipal. Ce dernier devra toutefois être un « autochtone » de la région où sa ville se situe. « Il y a un risque de repli identitaire ethnico-tribal », affirme-t-on au sein de l’opposition, tandis que le pouvoir affirme vouloir favoriser une meilleure représentativité et satisfaire aux recommandations du Grand Dialogue national. Le 9 février, les électeurs de Yaoundé, Douala, Garoua, Maroua, Bafoussam, Limbe, Nkongsamba, Kumba, Edéa, Kribi, Ebolowa, Ngaoundéré, Bamenda et Bertoua ont élu, au suffrage indirect, leur super-maire.

Il n’y aura toutefois eu aucun suspense. Le Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), de Maurice Kamto, ayant boycotté les scrutins, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) a remporté 316 communes sur 360, ne laissant qu’une grande ville, Ngaoundéré, tomber dans l’escarcelle d’un de ses alliés, l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), du ministre du Tourisme, Bello Bouba Maigari.

« Avant, nous avions des délégués nommés par l’État. Maintenant, nous avons des maires ‘‘élus’’ par le RDPC, lui-même piloté depuis la présidence. Malheureusement, cela risque de ne rien changer », déplore un cadre de l’opposition. « De plus, les habitants des régions anglophones n’ont pas pu voter en raison de l’insécurité, ce qui les a une nouvelle fois exclus de la politique nationale », ajoute-t-il.

« L’opposition a boycotté les élections législatives et municipales et, maintenant, elle va nous reprocher de tout contrôler. C’est un peu trop facile », rétorque un responsable du parti au pouvoir. « Nous sommes dans la phase de mise en œuvre des réformes de la décentralisation », rassurait un diplomate camerounais chargé de prêcher la bonne parole lors du dernier sommet de l’Union africaine, en février. Cette initiative semble efficace puisque Addis-Abeba conserve sa confiance à Paul Biya, tout comme Paris. Malgré quelques impatiences, le président français, Emmanuel Macron, qui a encore échangé par téléphone le 1er mars avec son homologue camerounais, soutient en effet le processus de réformes.

« Nous attendons depuis plusieurs mois mais rien n’est fait. Le gouvernement doit donner à ses citoyens anglophones des motifs de croire en sa bonne foi », résume Éric Chinje, ancien journaliste qui a participé au Grand Dialogue national. Cela sera-t-il suffisant ? Maurice Kamto, sans désavouer le projet, estime que celui-ci arrive « trop tard ». D’autant que la pandémie de Covid-19 (plus de 6 500 cas confirmés au début de juin) est encore venue doucher certains espoirs : pour la seconde année consécutive, la dotation budgétaire aux communes et aux régions, annoncée en mai par le Premier ministre, Joseph Dion Ngute, plafonne à environ 50 milliards de F CFA (plus de 76 millions d’euros), au grand dam du ministre de la Décentralisation et du Développement local, Georges Elanga Obam, qui espérait une enveloppe dix fois supérieure.

« Non-événement »

Les séparatistes, quant à eux, ont perçu le Grand Dialogue national comme un non-événement et restent attachés à leur lutte pour l’indépendance. « Le Palais joue la montre », déplore un diplomate de la capitale. « Paul Biya met en avant une réforme pour plus d’autonomie des régions. Mais il a déjà fait cette annonce en 1996 ! », rappelle notre source. Coincé entre les sceptiques et les optimistes, le Cameroun a ajouté une division de plus à son quotidien.

Sur le plan économique, la croissance devait atteindre 4,1 % du PIB en 2020, selon Fitch Solutions Macro Research, d’autant que deux décaissements du Fonds monétaire international (FMI), de 76,2 millions de dollars (67,5 millions d’euros) en juillet 2019 puis de 76,1 millions de dollars en janvier 2020, avaient donné de l’air à l’économie. Mais la crise du Covid-19 est passée par là : elle pourrait coûter trois points de croissance au pays, dont l’activité pâtit toujours de l’impact de la crise anglophone et d’un climat des affaires dégradé – la Société anonyme des brasseries du Cameroun (SABC), l’Office marocain de l’eau potable (Onep) ou encore le groupe Bolloré sont récemment entrés en conflit avec le gouvernement.

« Il y a urgence à donner une réalité aux mesures issues du Grand Dialogue national », confie un cadre du RDPC. Le parti au pouvoir assurait d’ailleurs que le calendrier devait s’accélérer sitôt passé l’épisode électoral des législatives et des municipales de février. Il faudra désormais attendre que la situation sanitaire s’améliore durablement. « Nous avons renouvelé notre assemblée et des nouveaux maires ont été élus. C’est aussi à eux qu’incombe la mise en place de la décentralisation », ajoute notre source, qui précise que l’État a prévu d’y consacrer 15 % de son budget. Et un autre fidèle du président Biya de conclure : « Il faut faire confiance au peuple camerounais, qui saura choisir entre la violence et la barbarie des Ambazoniens, et la mesure et le professionnalisme du chef de l’État. »

La stratégie médiatique de Kamto

Maurice Kamto, à Paris le 30 janvier 2020. © STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

Maurice Kamto, à Paris le 30 janvier 2020. © STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

Ayant proclamé sa victoire à la présidentielle d’octobre 2018, Maurice Kamto s’appuie en particulier sur la communication pour occuper le terrain face à un président Paul Biya si avare d’apparitions médiatiques.

Très soutenu par la diaspora en Europe et aux États-Unis, où il s’est rendu en tournée en début d’année, et entouré d’une équipe de communicants très active sur les réseaux sociaux, il reste le véritable chef de l’opposition, même si son parti, le MRC, et lui ont choisi de boycotter les dernières élections législatives et municipales, abandonnant les sièges de maires et de députés au RDPC (au pouvoir), à ses alliés et aux autres partis d’opposition.

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