Une famille unie. Devant elle, une pièce montée or et corail, assortie à la robe de la première dame. Paul Biya, dans un costume immaculé, arbore un léger sourire. Pour ses 87 ans, le chef de l’État est entouré par ses proches : Franck, son fils, deux de ses petites-filles, Chantal bien sûr… En ce 13 février, seul le bruit de la cascade qui alimente les bassins de sa résidence de Mvomeka’a semble pouvoir troubler la tranquillité du clan Biya.
Le 14 février, le vacarme des balles a remplacé la quiétude des eaux du Sud. À 14 heures, des militaires font irruption dans le village de Ngarbuh, dans le Nord-Ouest. Bilan : 23 morts, selon le bureau de coordination humanitaire de l’ONU. Quinze ne sont que des enfants, neuf n’avaient pas 5 ans. Selon des témoignages, les corps sont brûlés en même temps que des habitations.
La souffrance, les tueries et la mort sont désormais la norme
Alors que la fumée retombe, l’indignation s’élève. L’avocat Félix Agbor Mballa, président du Centre pour les droits de l’homme et la démocratie en Afrique (CHRDA), dénonce « l’horrible meurtre » de femmes et d’enfants « par les forces de défense de l’État ». Le colonel Cyrille Atonfack Guemo, porte-parole de l’armée, rétorque, laconique : « Les forces de défense et de sécurité camerounaises ne sont pas impliquées. »
Qui croire ? Quelques heures plus tard, le ministère de la Défense évoque un « regrettable incident ». L’armée aurait attaqué un « refuge fortifié » de séparatistes ambazoniens, et l’« explosion de plusieurs contenants de carburants » aurait fait « 5 victimes, 1 femme et 4 enfants, bien loin de ce qui a été relayé par les réseaux sociaux ».
Des investigations sont en cours, menées par la gendarmerie et la sécurité militaire. « Il faut ouvrir une enquête avec des membres de la société civile, du gouvernement et de l’opposition », affirme Félix Agbor Mballa. « La souffrance, les tueries et la mort sont désormais la norme », se désole l’opposant Akere Muna. À l’heure où nous écrivions ces lignes, Paul Biya ne s’était pas exprimé, malgré les exactions qui se multiplient ces derniers mois.
Le 15 janvier, un jeune homme avait été tué et son père blessé près de Bamenda, alors qu’ils tentaient d’éviter les postes de contrôle tenus par des séparatistes. Le 23 janvier, des soldats attaquaient le village de Ndoh (Sud-Ouest). Bilan : 14 morts. Litanie sans fin depuis 2017. Au moins 8 000 Camerounais ont fui au Nigeria ces trois dernières semaines, ce qui y porte le nombre de réfugiés à plus de 60 000. À ceux-ci s’ajoutent environ 680 000 déplacés. En trois ans, les violences ont fait au moins 3 000 morts.
Exactions et représailles
Chez les populations, prises en étau entre une armée accusée d’exactions et des séparatistes adeptes des représailles, la peur règne en maîtresse. Le 9 février, lors des élections législatives et municipales, les bureaux de vote sont restés vides en zone anglophone. « Pourquoi les avoir organisées en sachant que les anglophones ne pourraient pas aller voter ? On les conforte dans l’idée qu’ils ne font pas partie du pays, s’inquiète un proche des cercles du pouvoir. Le gouvernement a privilégié la politique, mais cela ne change pas le constat : face à une guérilla peu équipée, l’armée n’est pas capable de régler la situation. »
Depuis peu, des voix s’élèvent pour demander le retrait des militaires et la mise en place d’une force d’interposition de l’UA ou de l’ONU. Une lettre en ce sens a même été envoyée récemment au chef de l’État. Elle n’a pas obtenu de réponse. La diplomatie camerounaise s’emploie en réalité à dissuader toute initiative étrangère. Représentant Paul Biya à Addis-Abeba lors du sommet de l’UA au début de février, le ministre des Relations extérieures, Lejeune Mbella Mbella, a passé le message au président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, qui s’était inquiété de la détérioration de la situation.

Joseph Dion Ngute, le Premier ministre camerounais, lors de l'ouverture du dialogue national à Yaoundé, le 30 septembre 2019. © DR / Dialogue national
Le gouvernement doit donner à ses citoyens anglophones des motifs de croire en sa bonne foi
C’est en voie de normalisation, lui a-t-il affirmé en substance, reprenant la maxime martelée par le Premier ministre, Joseph Dion Ngute, depuis des mois : fermeté sur le terrain et application des mesures issues du grand dialogue national d’octobre 2019, à savoir plus de décentralisation. « Nous attendons depuis quatre mois, mais rien n’est fait, proteste Eric Chinje, ancien journaliste ayant participé au dialogue. Le gouvernement doit donner à ses citoyens anglophones des motifs de croire en sa bonne foi. »
« Le temps du dialogue est terminé. Nous sommes dans la phase de mise en œuvre des réformes », martèle un conseiller camerounais rencontré à Addis-Abeba. « Les étrangers doivent respecter notre volonté souveraine. Nous savons bien que la seule motivation de leur ingérence est de chasser le président Biya », ajoute-t-il à destination des Américains. Le sous-secrétaire d’État aux Affaires africaines, Tibor Nagy, est en effet très actif, de Washington à Addis-Abeba, en passant par le Conseil de sécurité des Nations unies, à New York.
Jeu d’influences
« Il y a une bataille entre les États-Unis et la France, relate un diplomate impliqué dans la querelle. Les premiers prônent une politique de sanctions, tandis que les seconds soutiennent la rhétorique de Yaoundé et bloquent toute initiative à New York. » Les Nations unies préfèrent en outre rester prudentes et attendre que l’UA prenne position. Mais peut-elle intervenir ? Paul Biya dispose à Addis-Abeba (où il ne se rend jamais) de soutiens parmi ses pairs d’Afrique centrale, notamment celui du Tchadien Idriss Déby Itno.
Ainsi, selon un document obtenu par JA, le conflit camerounais a bien été abordé lors d’un huis clos au cours du dernier sommet. Mais l’organisation panafricaine s’est bornée à féliciter le gouvernement pour « avoir convoqué le dialogue national » et « donné une chance à la paix ». « Le Cameroun peut faire le dos rond en attendant que le regard des Occidentaux s’éloigne », analyse le diplomate précédemment cité.
À Yaoundé, le jeu d’influences autour du chef de l’État paralyse un peu plus la situation. Certains ont adopté le rôle de « faucons », tel le directeur du cabinet civil, Samuel Mvondo Ayolo, ou le ministre de l’Administration territoriale, Paul Atanga Nji. D’autres, comme le Premier ministre, jouent les durs tout en s’essayant à des négociations discrètes avec les séparatistes ambazoniens. Enfin, quelques-uns, autour du secrétaire général de la présidence, Ferdinand Ngoh Ngoh, encouragent des pourparlers confiés à un tiers étranger.
La perspective d’une bataille pour la succession du chef de l’État, dont on ne sait évidemment pas à quelle date elle interviendra, favorise-t-elle la poursuite de la guerre ? « Paul Biya fait coexister des lignes sans donner de directives officielles, ce qui bloque tout le processus », déplore un acteur du dossier. Un mode de management qu’il a érigé en art politique depuis des décennies. « Le président semble paralysé par le système qu’il a lui-même conçu, conclut un proche du palais. Mais souhaite-t-il laisser un pays en sang pour héritage ? »
La stratégie de la chaise vide
Selon nos sources, le gouvernement n’a pas l’intention d’envoyer un représentant au symposium organisé en avril, au Kenya, par le Forum Afrique, composé d’ex-chefs d’État du continent. « Initiative étrangère qui ne nous concerne pas », assène un diplomate camerounais.
Quant aux pourparlers engagés avec les Ambazoniens sous l’égide du Centre pour le dialogue humanitaire (HD), ils sont au point mort. Le gouvernement a décidé de cesser d’y participer, au moins jusqu’à la mise en œuvre des mesures issues du grand dialogue national d’octobre 2019.
Enfin, deux autres rencontres internationales doivent se tenir à la fin de mars afin de trouver une sortie de crise, à Potsdam (Allemagne) et à Washington – mais, là aussi, en l’absence des autorités camerounaises.