[Analyse] Génocide au Rwanda : quand les militaires français brisent l’omerta

Depuis la publication du rapport Duclert sur le génocide des Tutsi au Rwanda, plusieurs officiers français sortent du silence pour livrer leur vérité. Et mettre en lumière la responsabilité des politiques…

Exposition au Mémorial du génocide de Kigali © Ben Curtis/AP/SIPA

Exposition au Mémorial du génocide de Kigali © Ben Curtis/AP/SIPA

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  • Mehdi Ba

    Journaliste, correspondant à Dakar, il couvre l’actualité sénégalaise et ouest-africaine, et plus ponctuellement le Rwanda et le Burundi.

Publié le 31 mars 2021 Lecture : 4 minutes.

Les militaires français de l’opération Turquoise (ici à Gisenyi, au Rwanda, le 27 juin 1994) ont-ils reçu l’ordre de réarmer l’armée et les miliciens hutus auteurs des massacres ? © PASCAL GUYOT/AFP
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Génocide des Tutsi au Rwanda : quelle est la part de responsabilité de la France ?

Dans leur rapport, les chercheurs de la Commission Duclert sur le rôle de la France au Rwanda pointent de nombreux « dysfonctionnements » institutionnels et moraux. Mais ils n’ont pas eu accès à toutes les archives et ont passé certains événements sous silence.

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On la surnomme « la Grande Muette ». Dans l’armée française, outre le devoir de réserve imposé, on n’a pas l’habitude de se répandre sur les opérations extérieures (Opex) de la France. Or les interventions militaires successives de l’Hexagone au Rwanda entre octobre 1990 et août 1994 figurent parmi les plus sensibles que la République française ait menées Outre-Mer depuis la guerre d’Algérie.

À cela, il y a une raison : un génocide visant les Tutsi a eu lieu au Rwanda entre avril et juillet 1994, causant 800 000 à 1 million de victimes, selon les sources – ONU ou Rwanda. Or un seul État au monde a soutenu – de manière plus ou moins discrète, voire secrète – le régime qui le commettait avant, pendant comme après la commission de ces crimes de masse : la France.

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Aux premières loges

Depuis 1994, alors que les politiques français louvoient et se dissimulent, les militaires, eux, se sont retrouvés aux premières loges face aux accusations de « complicité de génocide » portées contre la France. Alors qu’ils n’avaient fait, conformément à leur devoir, qu’obéir aux ordres de l’exécutif.

Le rapport d’enquête de la commission d’historiens présidée par Vincent Duclert, rendu public le 26 mars, ressemble à la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Et c’est un paradoxe car dans son volumineux rapport de 996 pages, ladite commission se garde bien de mettre en cause de manière trop précise l’armée française, se contentant d’épingler certains officiers de l’état-major particulier de la présidence (EMP) qui n’étaient pas chargés du commandement opérationnel – et passant pudiquement sous silence les questions sensibles autour de l’opération Turquoise (22 juin-22 août 1994).

Pensant certainement bien faire, la ministre française des Armées, Florence Parly, y est allée, au cours des derniers jours, d’un message réconfortant adressé à l’association France-Turquoise et au général Lafourcade, qui avait été le chef d’état-major de cette opération controversée : « Pour autant, et ce point est essentiel, le rapport écarte toute responsabilité française dans la préparation et la conduite du génocide des Tutsi. De fait, il souligne la lucidité, le jugement et la loyauté des militaires engagés au Rwanda, notamment lors de l’opération Turquoise, dont l’action salvatrice est soulignée », écrit-elle.

Turquoise telle qu’ils l’ont vécue

Depuis 1994, seuls deux militaires français avaient osé dire le contraire, en racontant Turquoise telle qu’ils l’avaient vécue. Un sous-officier du Groupement d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, et l’ex-lieutenant-colonel Guillaume Ancel, « Forward Air Controller », détaché pour faire du guidage de frappes aériennes durant Turquoise auprès du 2e Régiment étranger d’infanterie (REI).

On a continué bêtement à appliquer la mauvaise grille [de lecture] pour soutenir toujours les futurs génocidaires »

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Mais aujourd’hui, les critiques contre l’appui militaire offert par la France au Rwanda ont franchi plusieurs crans dans l’organigramme des armées. D’un côté, le général Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire française de Coopération (MMC), estime dans Le Monde qu’ « autour du chef des armées, soit le président de la République, il y avait un personnel politique et militaire qui estimait que Mitterrand avait raison. Que le Rwanda était un problème international pour la France. Que les pays francophones devaient le rester à tout prix et ne pas basculer dans le monde anglo-saxon ».

De l’autre, le général Patrice Sartre, issu des troupes de l’infanterie de marine, chargé des affaires africaines à la Délégation des affaires stratégiques du ministère de la Défense puis chef de la mission militaire française auprès du Conseil de sécurité des Nations unies, avant de devenir conseiller « Défense » du Secrétaire général de la Défense nationale (SGDN) : « Faute de coupables identifiés, les attaques, françaises comme rwandaises, contre la politique de la France au Rwanda se concentrèrent sur les seuls clairement visibles, les militaires, ressuscitant un antimilitarisme aux accents d’autrefois, affirme-t-il dans les colonnes du quotidien français. En réaction à ces attaques, et discrètement rappelés à la “loyauté” par les responsables civils et militaires oubliés par le rapport parlementaire, nombre de mes camarades tomberont dans le piège d’une défense aveugle et publique de la politique française au Rwanda, pourtant indéfendable après le rapport parlementaire. »

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Entre les deux, l’attaché de défense au Rwanda de 1988 à 1991, le colonel René Galinié, colonel de gendarmerie, vient lui aussi de briser l’omerta : « On a continué bêtement à appliquer la mauvaise grille [de lecture] pour soutenir toujours les futurs génocidaires », déclare-t-il à l’AFP.

Impasse

Trois officiers français issus de corps différents mais qui se rejoignent aujourd’hui sur l’essentiel : le pouvoir politique les a conduits, au Rwanda, dans une impasse dont le terminus avait pour nom « génocide ». Et ce sont eux qui, désormais, se retrouvent seuls en première ligne et doivent en assumer la lourde responsabilité, tandis que les rares responsables politiques de cette époque tentent encore de donner le change dans les médias, quand ils ne se dissimulent pas derrière des propos convenus sur les tentatives diplomatiques françaises – pourtant introuvables de ramener tout le monde à la table des négociations, auxquelles Paris n’était même pas partie prenante.

Ces soldats blessés dans leur honneur nous rappellent que les décisions furent dictées par le pouvoir politique »

Malgré les erreurs d’appréciation et les excès commis dans l’action, ces soldats blessés dans leur honneur – même si certains furent largement contaminés par le virus ethno-géostratégique – nous rappellent qu’au Rwanda, comme il se doit dans une République telle que la France, les décisions furent dictées par le pouvoir politique.

Et que c’est à lui de s’en expliquer.

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