Dans ce dossier
Génocide au Rwanda : Bisesero, le massacre qui embarrasse l’armée française
C’est une question qui hante depuis près de 27 ans les parties prenantes au dossier – hautement sensible – du rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. Certains dirigeants du « pays des droits de l’homme » se sont-ils rendus coupables de complicité de génocide au « pays des mille collines » ? On se souvient qu’en avril 2014, la ministre française Christiane Taubira avait annulé in extremis sa venue à Kigali, où elle devait assister à la 20e commémoration du génocide, après que Paul Kagame avait dénoncé, dans un entretien à Jeune Afrique, « le rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même ».
Dans leur rapport de près de 1 000 pages, rendu public le 26 mars, les experts de la « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi » écartent cette hypothèse de la complicité, sans toutefois s’embarrasser d’explications. « Je n’attendais pas de la Commission Duclert qu’elle nous dise que la France s’est rendue complice de génocide. L’important, c’est qu’elle donne accès à toute une série de documents à partir desquels il sera possible de travailler sur cette question juridique », résume Rafaëlle Maison, agrégée des Facultés de droit et professeure à l’Université Paris-Saclay.
Mais pour cette spécialiste de la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux, qui fut la vice-présidente, en 2004, à Paris, de la Commission d’enquête citoyenne sur le rôle de la France au Rwanda, organisée par plusieurs associations, cette conclusion est toutefois hâtive au vu de la jurisprudence internationale. Elle s’en explique à Jeune Afrique.
Jeune Afrique : Que vous inspire la conclusion de la Commission Duclert, écartant l’accusation de « complicité de génocide » portée de longue date contre la France ?
Rafaëlle Maison : Les membres de la commission la justifient ainsi : « La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer. » Mais dans le même temps, ils énumèrent au fil du rapport des choses tout à fait accablantes au sujet du soutien français au régime rwandais de l’époque. Comment comprendre cette contradiction ?
En premier lieu, je remarque que la commission est essentiellement composée d’historiens et qu’aucun des juristes représentés en son sein n’est spécialiste de droit pénal international. Mon sentiment est qu’ils n’ont pas souhaité poser une qualification juridique sur les faits examinés. Il semble pourtant que le travail conséquent qu’ils ont accompli tend bien vers l’option de la complicité. Leur principal argument consiste d’ailleurs à dire qu’ils n’ont pas démontré une volonté génocidaire – autrement dit, une intention – côté français. Or cela fait des années qu’on dispose d’une jurisprudence, notamment du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui établit que pour ce qui est du complice, l’intention génocidaire n’est pas requise pour aboutir à une condamnation.
Il n’est nul besoin de démontrer que le complice était lui-même animé par une intention génocidaire
Quels sont précisément les critères fixés par la jurisprudence du TPIR pour qualifier la complicité de génocide ?
Ils sont posés depuis le tout premier jugement du Tribunal, en 1998, dans l’affaire Jean-Paul Akayesu : « Un accusé est complice de génocide s’il a sciemment et volontairement aidé, assisté ou provoqué une ou d’autres personnes à commettre le génocide, tout en sachant que cette/ces personne(s) commettai(en)t le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-même l’intention spécifique de détruire, en tout ou en partie, le groupe national, ethnique, racial ou religieux visé comme tel. »
Cela fait donc plus de vingt ans que pour la justice internationale, il n’est nul besoin de démontrer que le complice était lui-même animé par une intention génocidaire : il doit simplement avoir eu conscience que les personnes qui commettaient les actes de génocide étaient animées par cette intention. Or le fait que les responsables français ont soutenu les autorités génocidaires sans rien ignorer du fait qu’elles commettaient un génocide est largement documenté. La véritable question juridique posée, c’est de savoir si la France leur a apporté « une aide directe et substantielle ».
Donc l’absence d’une volonté démontrable d’exterminer les Tutsi ne s’oppose pas à ce que des ressortissants français puissent un jour être poursuivis pour complicité de génocide ?
C’est cela, du moins à un niveau de responsabilité où la conscience du génocide existe, ce qui n’est pas nécessairement le cas des militaires déployés sur le terrain, à qui, semble-t-il, on a présenté l’ennemi comme étant le Tutsi, le Front patriotique rwandais (FPR). Il faut ajouter que dans le cadre d’une accusation pour crimes contre l’humanité, qui est une notion un peu plus large mais proche du génocide, il n’est même pas besoin de démontrer l’intention qu’avaient les auteurs, ni leurs complices, de détruire le groupe visé.
La Commission signale une note de la DGSE alertant les autorités françaises sur le fait qu’à travers Turquoise, la France risquait d’être considérée comme complice des autorités génocidaires
Plusieurs voix reprochent à la Commission Duclert de se montrer trop indulgente face aux ambiguïtés de l’opération Turquoise, qui débute le 22 juin 1994 sous mandat de l’ONU…
Il semble en effet que la Commission adopte, à propos de Turquoise, une position a minima, en invoquant que cette opération a permis de sauver de nombreuses vies, même si elle fut tardive. Or pour ne prendre que cet exemple, la Commission signale une note de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) alertant les autorités françaises de l’époque sur le fait qu’à travers cette opération, la France risquait d’être considérée comme complice des autorités génocidaires.
On sait de longue date que la première phase de Turquoise n’était pas humanitaire. On dispose de suffisamment d’éléments aujourd’hui pour comprendre que l’opération a été pensée par certains pour éviter que le FPR ne s’empare de l’ensemble du pays, en stoppant son avancée tout en maintenant sur une partie du territoire le contrôle du régime génocidaire. Il semble que sur ce point-là, la commission se montre bien trop prudente : intervenir militairement pour maintenir un gouvernement dont on sait pertinemment qu’il est en train de commettre un génocide, je ne vois pas comment cela pourrait échapper à la qualification de complicité.

Rafaëlle Maison lors d’un colloque intitulé « L’opération Turquoise face au génocide des Tutsi du Rwanda », organisé le 22 juin 2019. © YOUTUBE
La France a joué un rôle important pour restreindre cette compétence à la seule année 1994
Pendant la période 1990-1994, existe-t-il à vos yeux d’autres actions de la part de la France qui pourraient être constitutives de la complicité de génocide ?
Il est difficile de réfléchir à la notion de complicité concernant la période antérieure au 7 avril 1994, où le génocide n’est pas encore officiellement caractérisé. Il faut par ailleurs rappeler que le statut du TPIR prévoit sa compétence uniquement pour les faits commis à partir du 1er janvier 1994 – alors que le Rwanda voulait initialement remonter à 1990, pour prendre en compte les actes préparatoires au génocide.
Les débats qui ont eu lieu à l’époque devant le Conseil de sécurité permettent de penser que la France a joué un rôle important pour restreindre cette compétence à la seule année 1994 afin d’éviter que l’activité française au Rwanda entre octobre 1990 et décembre 1993 ne soit prise en compte. Au terme d’un débat plutôt tendu, la résolution 955 créant le TPIR lui a donné partiellement gain de cause.
Justement, que dit la jurisprudence internationale au sujet des actes préparatoires à un génocide ?
La Convention de 1948, reprise intégralement dans le statut du TPIR, permet d’incriminer « l’entente en vue de commettre le génocide ». Autrement dit, la notion de complot (« conspiracy« ) en vue d’organiser le crime lui-même. Il y a déjà eu des condamnations pour entente en vue de commettre le génocide mais le TPIR a privilégié une application stricte du statut et n’a pas examiné les faits antérieurs à 1994. Or la présence militaire française au Rwanda a officiellement pris fin en décembre 1993.
Comment s’établit la frontière entre crimes contre l’humanité et crime de génocide ?
Les faits commis d’avril à juillet 1994 peuvent relever des deux qualifications. La nuance, c’est que dans le cas du génocide, il faut démontrer que ses auteurs avaient « l’intention de détruire » le groupe visé. Cette volonté d’extermination n’est pas requise pour les crimes contre l’humanité. Mais, comme dans le cas du génocide, le complice doit avoir eu connaissance du fait que l’auteur principal commettait un crime contre l’humanité.
La présence d’une personne en position d’autorité peut générer une forme d’approbation des crimes commis
Autrement dit, si les historiens de la Commission Duclert s’étaient interrogés sur cette dernière notion, ils n’auraient pas limité leur réflexion sur la complicité criminelle à la question de savoir si les responsables français étaient animés ou non d’une « intention » d’exterminer les Tutsi.
Les tribunaux pénaux internationaux ont-ils rendu des décisions sur la complicité de génocide qui pourraient éclairer la question qui se pose au sujet du rôle de la France au Rwanda ?
Le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a rendu très peu de décisions basées sur l’incrimination de génocide. Mais dans le cas du massacre de Srebrenica, commis en juillet 1995, on peut notamment citer un arrêt du 19 avril 2004, dans l’affaire Radislav Krstic, qui était un officier de l’armée de la République serbe de Bosnie. Je vous cite un extrait du jugement :
”Les preuves permettent seulement d’établir que Krstic était au courant de l’intention qu’avaient certains membres de l’état-major de commettre le génocide et que, ayant cette connaissance, il ne fit rien pour empêcher l’utilisation des ressources et du personnel de la Drina [l’un des corps constituant l’armée de la Republika Srpska] en vue de faciliter les tueries.
Même si les preuves suggèrent que Radislav Krstic n’était pas favorable à ce plan génocidaire, il a permis à l’état-major de recourir aux ressources de cette unité et de les employer. La responsabilité individuelle de Krstic est, en conséquence, plus précisément décrite comme celle d’un complice du génocide que comme celle d’un auteur principal.”
La nuance est que les hommes de Krstic ont participé directement au massacre de Srebrenica, ce qui n’est pas le cas de l’armée française au Rwanda…
Certes, mais il existe une jurisprudence intéressante du TPIR qui dit, à propos d’un accusé rwandais, Emmanuel Ndindabahizi, en 2004 : « L’aide et l’encouragement [dans la complicité de génocide] peuvent consister en des actes matériels, des paroles ou même la simple présence. La présence d’une personne en position d’autorité en un lieu où un crime est en train d’être commis ou en un lieu où des crimes sont régulièrement commis peut générer une forme d’approbation de ces crimes qui s’assimile à l’aide ou à l’encouragement. »
L’armée française a quitté le Rwanda en décembre 1993. Les derniers coopérants militaires sont partis le 12 avril 1994. Et ce n’est que le 22 juin suivant, avec Turquoise, que des militaires français remettent le pied au Rwanda. Dans ce contexte, quels épisodes pourraient donner lieu à des plaintes contre des Français pour complicité de génocide ?
Si l’on prend, par exemple, la constitution par des extrémistes hutu du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) à l’ambassade de France, le 8 avril, alors que les massacres ont déjà commencé, la question peut se poser. N’y a-t-il pas là une assistance à ceux qui assument la mise en œuvre du génocide dès lors que des actes criminels sont déjà commis à ce moment-là ?
On trouve des traces, dans les archives de l’Élysée, de la référence à une « stratégie indirecte » de la France au profit des autorités génocidaires
On trouve également des traces, dans les archives de l’Élysée, de la référence à une « stratégie indirecte » de la France au profit des autorités génocidaires. Les livraisons d’armes ou l’appui offert via des mercenaires pourraient également être évoqués, sous réserve d’en détenir les preuves. Ou encore le soutien diplomatique apporté par Paris, en France comme à l’ONU, puisque la France est je crois le seul État à avoir reçu officiellement des membres du GIR pendant le génocide…
Quid de l’opération Turquoise ?
La présence militaire française sur le terrain pendant Turquoise, d’après les éléments d’information aujourd’hui disponibles, vise dans un premier temps à contrer l’avancée du FPR. Ce qui constitue de facto une association militaire entre l’armée française et les ex-Forces armées rwandaises (FAR) contre un ennemi commun, afin que le FPR ne prenne pas le contrôle de l’ensemble du territoire rwandais.
Est-ce « une contribution directe et substantielle à la commission du crime » ? En tout cas cela vise manifestement à empêcher la défaite du gouvernement génocidaire, alors même que dans la zone gouvernementale des massacres sont encore commis contre les Tutsi. Cela donne matière à réflexion.
Un État peut être considéré comme l’auteur ou le complice d’un génocide
Peut-on, en droit international, incriminer un État pour complicité de génocide ?
La Convention sur le génocide de 1948 visait plutôt les individus, sans exclure que des agents de l’État puissent être tenus pénalement responsables de génocide. Mais elle n’affirmait pas qu’un État puisse être lui-même considéré comme auteur ou complice d’un génocide.
Il existe toutefois une jurisprudence beaucoup plus récente – en 2007 – de la Cour internationale de justice (CIJ), qui est l’organe judiciaire principal des Nations unies. Dans une affaire opposant la Bosnie-Herzégovine à la Serbie-Monténégro, la Cour affirme en effet qu’un État peut être considéré comme l’auteur ou le complice d’un génocide. C’est désormais exprimé clairement.
Concrètement, devant quel type de juridictions la France pourrait-elle être condamnée pour complicité de génocide ? Et à quelle peine s’exposerait-elle ?
Nous ne sommes pas dans le champ du droit pénal, ni même du droit civil, mais dans celui de la responsabilité internationale. La CIJ statue sur les différends entre États, pas sur des plaintes visant les individus. Si elle estime qu’un État est responsable, cela peut induire une série de conséquences en termes de réparations, de satisfaction, d’expression d’une participation ou d’une complicité dans un génocide… Mais, bien sûr, la Cour ne va pas dissoudre un État ni lui imposer une peine pénale. Elle peut en revanche décider qu’une obligation de réparation lui incombe.
La CIJ pourrait donc être amenée à statuer dans cette affaire franco-rwandaise. On pourrait également assister à des négociations entre Paris et Kigali pour définir les conséquences de cette responsabilité, si celle de la France était admise.
Une procédure contre la France devant la CIJ est donc théoriquement envisageable ?
Pour que cette Cour puisse se saisir d’un dossier, il faut que les États concernés aient accepté sa compétence. Dans le cas qui nous intéresse, la France est partie à la Convention sur le génocide et elle n’a pas émis de réserves quant à la compétence de la Cour internationale de justice. Quant au Rwanda, il est lui aussi partie à la Convention de 1948 mais avait émis une réserve sur la compétence de la CIJ, qu’il a ensuite levée en 2008. Une procédure est donc théoriquement possible – si la réserve rwandaise initiale n’y fait pas obstacle – mais la démarche ne pourrait être engagée que par Kigali.
D’autres juridictions pourraient-elles se pencher sur la question d’éventuelles complicités françaises dans le génocide des Tutsi ?
Le TPIR a clos ses travaux et il s’est toujours montré réticent à examiner cette question. De son côté, la Cour pénale internationale (CPI) ne peut être saisie de faits antérieurs à son entrée en vigueur, en 2002. Quant à la responsabilité des individus, seules des juridictions nationales, notamment françaises, pourraient les examiner. Celles-ci ont d’ailleurs été saisies, au cours des dernières années, de plusieurs plaintes pour complicité de génocide visant des Français.