En Tunisie, une trêve fragile entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi

Après des semaines de bras de fer, Kaïs Saïed, le président de la République, et Rached Ghannouchi, le patron d’Ennahdha, sont enfin parvenus à un consensus sur la formation d’un gouvernement. Mais l’équilibre des pouvoirs demeure précaire.

Le président de l’Assemblée (à g.) avec le président (à d.), au palais de Carthage, le 15 novembre 2019. © Slim Abid/AP/SIPA

Le président de l’Assemblée (à g.) avec le président (à d.), au palais de Carthage, le 15 novembre 2019. © Slim Abid/AP/SIPA

Publié le 24 février 2020 Lecture : 7 minutes.

«Je le dis très clairement : si le gouvernement ne parvient pas à obtenir la confiance du Parlement, la parole sera rendue au peuple », martèle le président de la République, Kaïs Saïed, le regard rivé sur un Rached Ghannouchi qui n’en mène pas large. Mise en ligne par les services de la présidence, cette pique, lancée le 17 février lors d’une réunion au palais de Carthage en présence du chef du gouvernement sortant, Youssef Chahed, marque l’acmé de la crise politique en Tunisie. Ou plutôt de la tension entre les deux hommes forts du régime, le chef de l’État et le président de l’Assemblée, également leader du mouvement Ennahdha.

« L’instant est historique », poursuit Saïed. Il ne croit pas si bien dire, lui qui vient de reprendre la main dans une partie engagée depuis novembre et dont l’enjeu est la composition du gouvernement. Fort de sa légitimité électorale (il a obtenu 2,8 millions de voix en octobre 2019), il prend à témoin le peuple tunisien en laissant entendre que Ghannouchi cherche à manipuler la Constitution pour faire chuter le gouvernement sortant via une motion de censure.

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La scène rappelle furieusement une séquence presque similaire où Ghannouchi, le 23 décembre 2019, avait déclaré, à l’issue d’une rencontre avec les partis convoquée par Saïed lors des négociations pour la formation du gouvernement Habib Jemli, que « le temps des concertations [était] épuisé et [que] le retour au dialogue n’[était] pas possible ». Et ce pour signifier que les décisions ne se prennent pas à Carthage. Mais le bras de fer semble avoir tourné à l’avantage de Saïed puisque Elyes Fakhfakh, chargé par le président de former un gouvernement, a finalement présenté, in extremis, le 20 février, son équipe gouvernementale.

Tirs croisés

Pour certains, la stratégie d’Ennahdha est machiavélique. Indisposée par Elyes Fakhfakh, qui n’a pas cédé à ses demandes lui enjoignant de former un gouvernement d’union nationale, elle s’était retirée à la dernière minute de l’équipe qu’il devait présenter le 15 février. La manœuvre, à cinq jours des délais impartis, compromettait le vote de confiance du Parlement et mettait le Premier ministre en fâcheuse posture. Une fois Fakhfakh éliminé, Ennahdha escomptait faire chuter le gouvernement sortant et avoir ainsi les coudées franches pour imposer un nouveau patron de l’exécutif.

Un coup double qui aurait assuré au parti islamiste, malgré sa baisse de popularité, de rester incontournable, comme il l’est depuis 2012. Le mouvement brandit d’ailleurs les mêmes arguments qu’en 2013, lors de la chute de la troïka gouvernementale. « Dans le contexte actuel, nous ne pouvons envisager qu’un gouvernement d’union nationale sans exclusion. Ceci n’est pas un luxe mais une obligation, compte tenu de la mosaïque parlementaire », fait ainsi valoir Lotfi Zitoun, dirigeant d’Ennahdha.

Une position défendable : en évitant la mise à l’écart des uns ou des autres, le gouvernement et l’Assemblée pourraient travailler en bonne entente. Après l’échec de Jemli, désigné par Ennahdha, les formations de la future majorité se sont abritées derrière une bannière inexistante, celle du parti du président.

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Une opposition avant la majorité

Une dénomination erronée, puisque Saïed n’a pas de parti, mais qui signifiait que tous, dont le Courant démocrate et le Mouvement Echaab, allaient soutenir le candidat désigné par le chef de l’État, en l’occurrence Fakhfakh. Ils faisaient ainsi le choix de se ranger derrière Saïed plutôt que derrière Ghannouchi.

Il a ainsi créé une opposition avant même de composer le gouvernement

Sans grand discernement, tous les partis se sont montrés gourmands en maroquins. Par cinq fois, le Courant démocrate a menacé de se retirer s’il n’obtenait pas les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Fonction publique. Ennahdha en a fait de même, insistant pour qu’Anouar Maarouf soit reconduit au ministère des Technologies et que Qalb Tounes, deuxième parti de l’Assemblée, participe au gouvernement. Mais Fakhfakh, proposé par Tahya Tounes et soutenu par le Courant démocrate, n’a pas tenu compte de la représentativité parlementaire. Et a préféré suivre les consignes de Saïed.

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« Il a ainsi créé une opposition avant même de composer le gouvernement. Il pensait que les suffrages obtenus par Saïed étaient convertibles sur le marché du Parlement et au prix fort, ce qui n’est pas le cas », commente un ancien d’Ettakatol, parti de Fakhfakh qui n’a remporté aucun siège aux législatives. Il a surtout négligé le fait qu’il est l’un des trois piliers du régime. Et qu’il doit composer avec le Bardo et Carthage tout en s’affirmant. Pour n’avoir pas évalué ce rapport de force, il s’est retrouvé pris au milieu des tirs croisés de Ghannouchi et de Saïed.

Projets opposés

C’est un secret de polichinelle, les deux hommes forts de l’État sont rivaux. Depuis le perchoir, Ghannouchi assoit son autorité sur le régime semi-parlementaire, tandis que Saïed estime avoir été légitimé par le suffrage universel. Tous deux ont des visions et des projets bien différents, voire opposés.

Le président d’Ennahdha souhaite le maintien de la configuration actuelle du régime, quitte à y apporter des retouches, quand le locataire de Carthage ne cache pas son intention de procéder à une refonte de toute la gouvernance par voie référendaire et considère Ennahdha comme un obstacle. Depuis les élections, ces deux légitimités s’affrontent pour prendre les manettes du pays. Dans l’esprit des deux hommes, un seul peut commander, et c’est à l’autre de céder. C’est le nœud gordien de la crise.

La loi de finances soumise à l’Assemblée sortante a été votée par celle issue des élections

La mine déconfite de Ghannouchi après la diatribe d’un Saïed droit dans ses bottes et sûr de son fait a réjoui les anti-islamistes. Mais le président d’Ennahdha aura réussi à faire sortir Saïed de sa réserve, l’a poussé à déclarer qu’il comptait dissoudre l’Assemblée et l’a mis en face de ses contradictions. Garant de la continuité de l’État, le président dénie à l’Assemblée actuelle le droit de défaire ce qu’a décidé la précédente. « Il y a une logique des institutions. La loi de finances soumise à l’Assemblée sortante a été votée par celle issue des élections ; c’est un exemple patent du principe même de la continuité des institutions et de l’État », souligne l’ancien député Mondher Belhaj Ali.

Saïed, homme de principes habité par sa fonction, se considère comme l’interprète authentique de la Constitution et assure savoir « ce que le peuple souhaite » et qu’il fera « ce que le peuple veut ». Une attitude quasi messianique, bien qu’il entende user de toutes ses prérogatives constitutionnelles pour remettre en question le système politique incarné par Ennahdha. Il n’a pas oublié non plus que Nabil Karoui, fondateur de Qalb Tounes, soutenu aujourd’hui par Ennahdha, était son rival à la présidentielle. Des éléments qui, mis bout à bout, ont exacerbé la crise politique alors que le temps pressait.

L’UGTT à la rescousse

Mais le coup de semonce a été efficace : le président était bien décidé à dissoudre l’Assemblée en cas de nouveau blocage, bien que le pays ne fût pas en condition de supporter des élections anticipées. Tous les partis ont saisi la portée de la menace tout en sachant que les députés pouvaient répliquer par une motion de censure. Mais Saïed a aussi temporisé en appelant à la rescousse Noureddine Taboubi, le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), et le patron des patrons, Samir Majoul.

La médiocrité de nos hommes politiques est la raison fondamentale de la crise

Deux instances nationales, historiquement engagées dans la vie politique et dont l’initiative du dialogue national, récompensée par le prix Nobel de la paix 2015, avait offert une sortie de crise honorable pour tous. Mais intervenir dans un conflit dans lequel le président est impliqué est délicat. L’UGTT estime que « la responsabilité du blocage incombe aux partis qui prennent en otage le processus », tandis que le patronat aurait souhaité privilégier un gouvernement de compétences plutôt que des tractations partisanes.

Les clivages sont désormais à nu, mais les bras de fer ne produiront ni vainqueurs ni vaincus. « Un coup d’État contre le coup d’État », selon l’expression du fondateur de Machrou Tounes, Moncef Marzouk, aurait accentué la défiance des Tunisiens à l’égard de l’élite dirigeante. « La médiocrité de nos hommes politiques est la raison fondamentale de la crise », regrette Faouzi Abderrahmane, ancien dirigeant d’Afek Tounes.

Ce que dit la Constitution

Le texte charge le parti vainqueur de désigner une personnalité pour composer un gouvernement dans un délai d’un mois renouvelable une fois. En cas d’échec, comme avec Habib Jemli, il revient au président de choisir un candidat pour former un gouvernement dans un délai d’un mois. Elyes Fakhfakh avait jusqu’au 20 février pour lui présenter son équipe. Et jusqu’au 15 mars pour obtenir le vote de confiance.

Parallèlement, la Constitution énonce que le président peut envisager, sans que ce soit obligatoire, une dissolution de l’Assemblée à échéance de cent vingt jours à partir de la première désignation. En cas de rejet de la confiance, l’Assemblée aurait disposé de trois semaines pour désigner un nouveau patron de l’exécutif. Cette manœuvre n’aurait été possible qu’après la censure du gouvernement sortant chargé d’expédier les affaires courantes.

Mais, en l’absence de Cour constitutionnelle, les avis divergent. Certains assurent que le processus des cent vingt jours ne peut être interrompu par la chute du gouvernement Chahed, tandis que des constitutionnalistes rappellent que la validation ou l’invalidation d’un gouvernement doivent être signées en dernier ressort par le président.

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