Black Lives Matter : une colère noire

La mort de George Floyd, aux États-Unis, aurait pu être, pour les Africains de la diaspora, une énième manifestation du racisme qui les frappe. Or, non seulement ce drame est devenu le symbole de leur révolte, mais il a entraîné la réaction solidaire de leurs frères du continent. Chronique d’une révolution en marche.

Après la mort de George Floyd, le mot d’ordre #BlackLivesMatter s’est affiché partout sur les réseaux sociaux. © Jon Berkeley pour JA

Après la mort de George Floyd, le mot d’ordre #BlackLivesMatter s’est affiché partout sur les réseaux sociaux. © Jon Berkeley pour JA

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Publié le 1 octobre 2020 Lecture : 8 minutes.

« I can’t breathe ! » Quelques secondes avant de rendre l’âme, le 25 mai 2020 à Minneapolis, au terme d’un supplice de huit minutes et quarante-six secondes durant lequel un policier lui a écrasé la nuque avec son genou, George Floyd a légué à la lutte pour les droits civiques un slogan aux allures d’épitaphe.

Cet homme de 46 ans n’est alors que le dernier Africain-Américain en date victime de violences policières. Selon le Washington Post, 5 000 personnes ont ainsi été tuées aux États-Unis, entre 2015 et 2020, dont 1 262 Noirs (25,2 %). Mais la lente agonie de Floyd, ultramédiatisée, a déclenché une réaction en chaîne d’un bout à l’autre de la planète.

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En pleine journée, en pleine rue, dans une métropole, une patrouille de quatre hommes pouvait donc mettre à mort un Noir sans crainte de voir son crime filmé par les smartphones alentour et diffusé sur les réseaux sociaux. Les supplications de la victime (« Je ne peux plus respirer ! Ils vont me tuer »), les cris des passants atterrés à l’adresse des trois policiers spectateurs du drame (« Tu vas laisser tuer cet homme devant toi ? ») n’y ont rien changé. George Floyd n’était que vaguement soupçonné d’avoir fait usage d’un faux billet dans une épicerie, et cela justifiait, aux yeux de ses bourreaux, que l’on joue avec sa vie comme à un jeu vidéo. Lorsque « Game Over » s’affiche à l’écran, on lance une nouvelle partie.

Brutalité, racisme, impunité

Manifestation de Black Lives Matter à Oklahoma City, aux États-Unis, le 31 mai 2020. © Nick Oxford/REUTERS

Manifestation de Black Lives Matter à Oklahoma City, aux États-Unis, le 31 mai 2020. © Nick Oxford/REUTERS

Très vite, le passé de Derek Chauvin, l’homme à l’origine de la mort de Floyd, est dévoilé par les médias. En vingt années de service, dix-huit plaintes, notamment pour trois interpellations mortelles, ont été déposées contre lui à l’Office for Police Conduct. Chacun de ces dossiers a été classé sans suite. Alors, faute de la moindre sanction, Chauvin a enchaîné les parties… jusqu’à ce 25 mai.

Brutalité, racisme, impunité. Aux États-Unis, en Europe ou en Afrique, George Floyd apparaît comme le mort de trop. La vidéo – insoutenable – de ses derniers instants est partagée massivement sur les réseaux sociaux. Et, partout, un mot d’ordre s’affiche, sous forme de hashtag, sept ans après sa création : #BlackLivesMatter. « La vie des Noirs compte. »

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En Angleterre, les équipes de la Premier League de football l’arborent sur leur maillot. Lors de l’US Open, qu’elle remportera, la tenniswoman japonaise Naomi Osaka arrive sur le court, à chaque match, avec un masque portant le nom d’un Noir tué par la police américaine. Aux États-Unis, des basketteurs des principales équipes de la NBA portent un t-shirt siglé « I can’t breathe ». En France, des milliers de personnes manifestent leur soutien à la famille d’Adama Traoré – mort en 2016 dans une gendarmerie de la région parisienne – en reprenant le slogan Black Lives Matter, qui fleurit aussi dans les manifestations des « gilets jaunes »…

L’Afrique, bien sûr, est gagnée par cette mobilisation. Sur la corniche ouest de Dakar, le 9 juin – jour des funérailles de George Floyd –, une cinquantaine de Sénégalais communient, un genou à terre, durant huit minutes et quarante-six secondes, face à l’océan qui les sépare des États-Unis. Même scène à Pretoria, devant l’ambassade des États-Unis, à l’appel des Combattants pour la liberté économique (EFF) de Julius Malema. Entre-temps, en Afrique de l’Est, un hashtag, décliné en ­swahili, reprend un célèbre slogan de protestation kényan : #HakaYetu – « Nos droits ».

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Et pourtant, sur le continent africain, les violences policières contre les personnes « racisées » ne sont pas, comme en France ou aux États-Unis, un sujet de mobilisation récurrent. Mais alors que dix-sept pays célèbrent leurs soixante ans d’indépendance, les images de l’agonie de George Floyd font écho à une préoccupation plus répandue : celle selon laquelle l’émancipation postcoloniale n’aurait été que partielle, en particulier dans les anciennes possessions françaises. La plupart n’ont-elles pas conservé des relations incestueuses avec Paris et une monnaie adossée au Trésor français ?

Déboulonnages et de « débaptisations » sauvages

Du nord au sud, on assiste à une campagne de déboulonnages et de « débaptisations » sauvages. Des statues de personnages historiques liés à l’esclavage, à la colonisation ou accusés de racisme (Christophe Colomb, Louis XIV, Léopold II, la reine Victoria, Winston Churchill, le roi Baudouin…) sont endommagées, en Europe et aux États-Unis. La première à être déboulonnée, celle du marchand d’esclaves Edward Colston, est jetée dans une rivière à Bristol (Royaume-Uni). En Afrique, l’association Urgences panafricanistes, du militant Kemi Seba, promet une récompense à qui débaptisera le plus de rues et de lieux portant le patronyme de figures colonialistes.

Cette colère noire, alimentée par des décennies d’humiliations à bas bruit et de bavures policières demeurées impunies, est régulièrement ravivée par les dérapages de personnalités publiques. À la fin d’août, l’hebdomadaire parisien Valeurs actuelles publie un « roman illustré », dans lequel la députée Danièle Obono (La France insoumise), d’origine gabonaise, se voit réduite en esclavage par des trafiquants africains sans scrupule, sur fond de clichés exotiques d’un autre âge.

Quant à l’ancien président Nicolas Sarkozy, dont les Mémoires, sortis à la fin de juillet, sont un succès de librairie, il fait scandale dans une émission de télévision en déclarant : « On n’a peut-être plus le droit de dire “singe” sans insulter personne ? » Une allusion à la nouvelle édition en français du roman policier Dix Petits Nègres, d’Agatha Christie, rebaptisé Ils étaient dix. Ou comment associer les singes aux Nègres – dont on ne peut plus dire le nom –, tout en rejetant la faute sur le politiquement correct…

Pour la politologue Françoise Vergès, figure universitaire du courant dit décolonial, « le récit historique en France ne s’est jamais décolonisé ». « Au XVe siècle, une division s’est opérée dans l’humanité entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. En France, le Code noir en a été une expression légale. Six siècles plus tard, nous vivons toujours avec cette division », estime-t-elle.

Une analyse formulée, avec d’autres mots, jusqu’au sommet des États africains. Jean-Claude Gakosso, le ministre congolais des Affaires étrangères, dont le pays s’apprête à célébrer le 80e anniversaire de la participation des troupes africaines à la libération de la France, a ainsi fait savoir, au lendemain de l’intervention télévisée de Nicolas Sarkozy, que la cérémonie qui se tiendra le 24 octobre à Brazzaville – ancienne capitale de la France libre – serait l’occasion de rappeler que « l’Afrique a pris sa part dans l’histoire du monde », n’en déplaise à ceux qui estiment que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ». Une allusion au tristement célèbre discours de Dakar (2007), dont l’ex-président français écrit dans ses Mémoires qu’il en assume la teneur.

Nicolas Sarkozy associe à mots couverts « singes » et « Nègres »

En essaimant sur tous les continents, le slogan Black Lives Matter a sonné l’heure de la révolte contre cette banalisation d’un dénigrement racial à ce point ancré dans l’inconscient occidental qu’il ne prend même plus la peine de se regarder dans le miroir. Nicolas Sarkozy associe à mots couverts « singes » et « Nègres », certes, mais n’est-il pas aussi un admirateur d’Aimé Césaire et de Barack Obama, comme le font valoir ses partisans ? Autrement dit… un homme incapable de racisme ?

« Décoloniaux » et « indigénistes »

Depuis quelques années, face au courant « décolonial » et « indigéniste », qui dénonce avec virulence les réflexes hérités d’un passé racialiste que la France a encore du mal à assumer, plusieurs intellectuels ont forgé le concept de « racisme anti-Blancs ». Dans Un coupable presque parfait (à paraître en octobre, chez Grasset), l’essayiste Pascal Bruckner prétend ainsi que « [l’homme blanc] est devenu le nouveau Satan, celui que son anatomie même désigne comme violeur ontologique, sa couleur de peau comme raciste, sa puissance comme exploiteur de tous les ‘dominés’ et ‘racisés’. » En septembre 2019, après avoir dénoncé dans un journal italien la banalisation de la négrophobie dans les stades, le footballeur Lilian Thuram s’était retrouvé au cœur d’une violente polémique au nom de ce nouveau credo. « Il faut avoir le courage de dire que les Blancs pensent être supérieurs », avait-il simplement déclaré.

En 1960, la plupart des anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne accédaient à l’indépendance. Aux États-Unis, huit ans plus tard, des lois symboliques, inspirées par le mouvement pour les droits civiques, venaient mettre un terme à des décennies de ségrégation. La mort de George Floyd est venue rappeler qu’un racisme institutionnalisé demeurait, à l’état latent, dans les grandes démocraties occidentales. « Il n’est pas possible, au XXIe siècle, que les États-Unis, ce grand bastion de la démocratie, restent aux prises avec un racisme systémique », a tweeté, le 1er juin, le président ghanéen Nana Akufo-Addo.

Quant à l’Afrique, elle continue d’être regardée de haut, comme l’expliquait le mois dernier à JA le politologue et historien camerounais Achille Mbembe, un brin désabusé : « À cause des faiblesses structurelles internes du continent et de sa précarité sur l’échiquier mondial, les Africains et leurs descendants, mais aussi leurs dirigeants, sont traités partout par l’insulte et le mépris. Le racisme anti-nègre avance désormais à visage découvert. »

Un constat peut-être trop pessimiste, à l’heure où de plus en plus de voix s’élèvent, au sein de la société civile comme au sommet des États, pour réclamer que s’ouvre une nouvelle page de la relation entre l’Afrique et l’Occident ? Ainsi, les critiques contre l’impérialisme judiciaire d’une Cour pénale internationale exclusivement focalisée sur l’Afrique, les revendications en faveur de la restitution des biens culturels exposés dans des musées européens ou les manifestations pour une souveraineté monétaire non assujettie au franc CFA…

Le 29 mai, Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l’UA, a condamné « fermement » le meurtre de George Floyd, rappelant « la résolution historique de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) sur la discrimination raciale aux États-Unis ». Durant cette première Conférence de l’organisation panafricaine, qui s’était tenue au Caire en juillet 1964, Malcolm X, figure emblématique de la lutte pour les droits des Africains-Américains, avait été invité, en tant qu’observateur. Dans son plaidoyer devant les chefs d’État et de gouvernement, il avait lancé à ses « frères » du « continent mère » cet appel prémonitoire : « Vos problèmes ne seront jamais entièrement résolus tant que les nôtres ne le seront pas. Vous ne serez jamais pleinement respectés tant que nous ne serons pas, nous aussi, respectés. »

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