Les dessous de l’affaire BEAC

Un placement « toxique » de 500 millions d’euros auprès de la Société générale tourne au fiasco. Le gouverneur est montré du doigt. Mais c’est la gestion de toute l’institution qui est mise en cause.

Publié le 10 février 2009 Lecture : 7 minutes.

L’Afrique est-elle victime à son tour d’un scandale financier ? Le scénario d’un continent hermétique à toute propagation de la crise qui a fait exploser le système financier mondial depuis six mois prend l’eau. Au cœur de la tourmente, la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC). Première victime africaine de la tourmente financière, la Banque centrale des six États de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) a laissé des plumes dans des placements. L’un d’eux, de 328 milliards de F CFA (500 millions d’euros), confié à la Société générale, s’est révélé catastrophique pour l’institution africaine. Il se solde, pour l’instant, par une perte de 16,4 milliards de F CFA (25 millions d’euros), d’après une première estimation révélée le 4 février. « Notre devoir de confidentialité nous impose de ne pas commenter les décisions d’investissements de nos clients », esquive un porte-parole de la banque française. Un placement « toxique » vendu au gouverneur de la BEAC par Luc François. Patron monde des produits dérivés actions de la Société générale – ces mélanges explosifs de titres qui ont conduit à la crise actuelle –, il a été le supérieur hiérarchique de Jérôme Kerviel, l’ex-trader qui a fait perdre 5 milliards d’euros à l’établissement.

La rumeur qui enflait depuis plus d’un mois sur cette bombe à retardement dans le portefeuille de la BEAC a fini par éclater au grand jour le 30 janvier, à Libreville (Gabon), lors de la conférence extraordinaire des chefs d’État de la Cemac. Placé sous la houlette du président de la République centrafricaine, François Bozizé, le rendez-vous était suffisamment préoccupant pour que même le président camerounais, Paul Biya, se déplace dans la capitale gabonaise. Seul Idriss Déby Itno avait dépêché son Premier ministre, Youssouf Saleh Abbas, pour représenter le Tchad. Tous se sont rendus à l’évidence, confirmant l’inquiétude de leurs ministres de l’Économie et des Finances, réunis dans un climat d’extrême tension, les 26 et 27 janvier au siège de la BEAC, à Yaoundé, à l’occasion d’un comité ministériel, l’organe de tutelle de la Banque.

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Sur le banc des accusés, et soumis au feu des questions des chefs d’État : Philibert Andzembé, le gouverneur de l’institution. En poste depuis le 6 juillet 2007, ce Gabonais de 52 ans a été mis sous pression dans un huis clos particulièrement électrique. Très remonté, glacial, le président camerounais a fusillé des mots et du regard celui qui est tenu pour l’instant comme le principal responsable de cet engagement hors bilan. Très en colère aussi, Youssouf Saleh Abbas, et, surtout, Denis Sassou Nguesso, lorsque Philibert Andzembé a tenté d’impliquer dans l’aventure du placement hasardeux Rigobert Roger Andely, le vice-gouverneur de la BEAC et ancien ministre de l’Économie et des Finances du Congo-Brazzaville.

Dans l’urgence, les chefs d’État ont décidé de suspendre tout nouveau « placement jusqu’à nouvel ordre » et de faire réaliser deux audits, l’un, « spécifique, pour faire la lumière sur la façon dont les opérations de placement ont été conduites », et l’autre « sur les modalités internes de fonctionnement » de la BEAC. Les appels d’offres internationaux seront lancés prochainement. Dans le même temps, les politiques tentent de calmer le jeu. « Cette perte ne représente que 5 % du placement fait auprès de la Société générale. Jusque-là, il rapportait de l’argent. La perte s’explique juste par le fait qu’il y a eu un retournement du marché », a assuré, le 4 février, Essimi Menye, le ministre des Finances du Cameroun. Il assure depuis le 1er janvier la présidence annuelle du comité ministériel de la BEAC. Et d’enfoncer le clou pour dédramatiser l’affaire : « La gestion de cette institution n’est peut-être pas ce que l’on souhaiterait. Mais, dans l’environnement économique actuel à travers le monde, arriver à sécuriser ses ressources et ne perdre que 5 %, ce n’est pas évident. »

Certes, la perte peut paraître dérisoire au regard du total de bilan de la Banque centrale qui s’élève à 6 800 milliards de F CFA (10,36 milliards d’euros). « Elle ne mettra pas en péril la Banque, dont les comptes resteront positifs cette année », assure un administrateur. Mais le bilan est encore provisoire. Et l’opération révèle d’importants dysfonctionnements dans l’institution. Tout a commencé en septembre 2007, à Washington. En marge des réunions du FMI, Philibert Andzembé, personnage plutôt discret, rencontre Luc François. Au sommet de sa gloire, ce dernier est considéré à l’époque comme l’un des artisans de la réussite de la Société générale dans les produits dérivés. Avec eux, André Mfoula Edjomo, le directeur des relations financières extérieures de la BEAC, un Camerounais qui a gagné la confiance du gouverneur. Ils le persuadent de miser une partie des avoirs de la Banque centrale sur des placements plus rentables. « Depuis cinq ans, les Banques centrales des pays émergents sont sorties de leur logique sécuritaire pour aller vers des placements à meilleur rendement que les bons du Trésor, mais bien plus risqués. En soi, ce n’est pas un scandale, c’est une évolution », analyse Lionel Zinsou, président du conseil d’orientation de CapAfrique.

Soit. Mais pour la BEAC, le diable se niche dans les détails. Luc François et Philibert Andzembé ont signé un contrat à la mi-décembre 2007 en dehors du processus de décision collégiale de la Banque centrale. Les 500 millions d’euros sont placés dans un produit obligataire d’une durée de cinq ans, soit jusqu’en 2012, avec une possibilité de sortie à date fixe tous les ans. Mais dès le retournement de conjoncture, le placement juteux s’est transformé en machine infernale. En avril 2008, Philibert Andzembé reçoit deux demandes d’informations de la Banque de France et du FMI sur cet investissement qui leur paraît suspect. « À partir de là, le gouverneur a joué le jeu de la transparence », relate un administrateur. Mais le mal était fait. Le conseil d’administration de la BEAC a été informé des risques du placement douteux le 24 novembre 2008. Dans la foulée, un comité d’audit extraordinaire s’est réuni du 2 au 8 décembre. Il a remis ses conclusions au gouverneur et au vice-gouverneur de la Banque centrale qui les ont transmises aux administrateurs à l’occasion d’un conseil d’administration extraordinaire le 17 décembre. Depuis, le produit a été liquidé. Restent les pertes.

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Un placement interdit

Jusqu’au dénouement du 30 janvier, rien n’avait filtré. Depuis, en une semaine, Philibert Andzembé, père de trois enfants, est devenu l’homme par qui le scandale est arrivé. Dirigeant inconscient grisé par sa fonction ? Lampiste victime d’enjeux politiques qui le dépassent ? Ce qui est sûr, c’est que le gouverneur n’a pas respecté l’article 11 des statuts de la BEAC qui interdit ce type de placement. Aucun service, à commencer par le département juridique de la BEAC, n’est au courant de l’opération. « Le gouverneur a été abusé en interne, assure un membre du comité d’audit. Derrière l’habillage d’un produit de dépôt à terme qui lui a été a présenté, et qui est classique dans le portefeuille d’une Banque centrale, se cachaient des actions. Or les statuts de la BEAC lui interdisent d’investir dans des valeurs boursières. Ce type de placement n’aurait jamais dû être réalisé. Ce qui n’enlève rien à la responsabilité du gouverneur. Même trompé, il doit assumer. » Et seul. À la suite de l’affaire Kerviel, Luc François a été licencié par la Société générale. Il a rejoint la banque d’affaires américaine Morgan Stanley à Londres en août 2008. Et André Mfoula Edjomo, toujours salarié de la BEAC, n’apparaît plus dans l’organigramme.

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Sans doute trop tendre face aux loups de la finance mondiale, le gouverneur a une lourde part de responsabilité. Une erreur qui n’a fait qu’accentuer les difficultés qu’il a rencontrées dès le départ pour prendre la mesure de sa nouvelle fonction. Car si Philibert Andzembé connaît la maison – il a intégré la BEAC en 1999 –, il a eu la lourde tâche de succéder à son compatriote Jean-Félix Mamalepot, homme fort de l’institution pendant dix-sept ans. Comme lui, il est né à Lekei dans la province du Haut-Ogooué, d’où est natif le président de la République Omar Bongo Ondimba…

Présidence tournante

Une situation qui ne s’est pas améliorée après la découverte tardive, en avril 2008, par le vice-gouverneur, Rigobert Roger Andely, de l’existence de ce placement à risque. À partir de ce moment-là, la mésentente entre les deux hommes devient patente et détériore un climat général déjà tendu.

Le gouverneur, élu à l’unanimité pour un mandat de cinq ans, est également confronté à l’hostilité du Tchad et de la Guinée équatoriale. Dès le départ, la délégation tchadienne pointe son manque d’expérience, rejointe par la Guinée équatoriale, qui avait déjà mené campagne pour faire tomber Jean-Félix Mamalepot. Ambitieuse, regorgeant de dollars, la nouvelle puissance pétrolière de la sous-région demande que le poste de gouverneur, réservé à un Gabonais, tourne entre les six États de la Cemac. Une revendication que le pays juge légitime puisqu’il alimente 50 % des avoirs en devises centralisés par la BEAC et considère que son argent est très mal géré aujourd’hui. Sans chance de succès, la Guinée équatoriale et le Tchad ont demandé au Gabon de rembourser à la BEAC les pertes du placement auprès de la Société générale. Histoire de maintenir la pression…

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