« Ni censure ni dictature » : de plus en plus inquiets, les journalistes tunisiens manifestent à nouveau

Les condamnations à un an de prison de deux journalistes, Borhen Bsaïes et Mourad Zeghidi, ont secoué la profession et la société civile tunisienne. Alors que l’élection présidentielle doit se tenir en fin d’année, la liberté d’expression semble plus fragile que jamais et une nouvelle manifestation de protestation est organisée ce 24 mai.

Le SNJT organise un stand de solidarité avec le journaliste Khalifa Guesmi. © Yassine Mahjoub/SIPA

Le SNJT organise un stand de solidarité avec le journaliste Khalifa Guesmi. © Yassine Mahjoub/SIPA

Publié le 24 mai 2024 Lecture : 6 minutes.

« J’assume ». Cette formule est devenue un symbole de la liberté d’expression en Tunisie, partagé sur les réseaux sociaux depuis mercredi avec la photo de Mourad Zeghidi, le journaliste qui l’a prononcé devant le juge mercredi 22 mai, avant d’être condamné à un an de prison avec son collègue Borhen Bsaïes à cause de leurs propos jugés critiques envers le pouvoir. Ils étaient accusés de propagation de fausses informations « dans le but de diffamer autrui ou de porter atteinte à sa réputation » selon le décret-loi 54, promulgué en 2022 et jugé « liberticide » par les journalistes et les associations défendant les droits humains.

Assumer ses propos devient en effet de plus en plus difficile pour les journalistes tunisiens, qui ont salué le courage de leur collègue mais admettent « venir travailler la boule au ventre », pour reprendre l’expression employée par Elyes Gharbi, le journaliste qui anime l’émission politique « Midi Show » sur Mosaïque FM. La radio a dû faire profil bas après l’arrestation et l’emprisonnement pendant quatre mois l’année dernière de son directeur, Noureddine Boutar, pour soupçons de blanchiment d’argent.

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Les journalistes peuvent être arrêtés à la moindre critique du chef de l’État

Deux des chroniqueurs et journalistes phares de l’émission, Haythem El Mekki et Zyed Krichen, ont réduit ensuite leur temps d’antenne et depuis, chacun de leur passage reste scruté par les thuriféraires du président Kaïs Saïed, prêts à dégainer sur les réseaux sociaux si la moindre critique est émise. Le premier, poursuivi dans le cadre d’une autre affaire pour publication d’une information sur la surcharge de la morgue de l’hôpital de Sfax, a vu son procès reporté à novembre prochain.

Une épée de Damoclès qui pèse désormais sur de nombreux journalistes, qui peuvent être arrêtés à la moindre critique du chef de l’État ou du travail du gouvernement, voire en partageant des informations comme le montre la plainte de l’hôpital de Sfax contre Haythem El Mekki.

Ce climat tendu, mélange de peur et de résistance, est devenu la nouvelle norme en Tunisie pour les journalistes qui disent « marcher en terrain miné » selon les mots d’Aymen Rezgui, rédacteur en chef du site web indépendant Nawaat. Pour ce journaliste engagé qui a travaillé sous la dictature de Ben Ali, le contexte actuel rappelle plus les « années 1988-1990 que l’avant 14 janvier ».

« Les premières années après le coup d’État médical en 1987, il y a eu ce resserrement aussi, et une ambiance similaire » décrit le journaliste. « Donc nous sommes habitués, mais en même temps, là, pour un édito, pour une phrase, pour un post Facebook, aujourd’hui, on peut se retrouver en prison… Les choses prennent une tournure très grave », ajoute-t-il.

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L’un des journalistes et ingénieurs en informatique de la rédaction de Nawaat, Houssem Hajlaoui, a d’ailleurs été arrêté et traduit devant le juge dans la foulée de Mourad Zeghidi et Borhen Bsaïes. Il a écopé de neuf mois de prison avec sursis et a été libéré dans la nuit. En cause : des statuts Facebook critiques du pouvoir et de la police, mais aussi « le partage d’un clip de rap » selon Aymen Rezgui, celui de la chanson Boulicia Kleb (« Les flics sont des chiens ») du rappeur Weld El 15, qui a déjà valu un procès, très médiatisé, et un emprisonnement à son auteur en 2013.

À l’époque, Houssem et beaucoup d’autres s’étaient mobilisés pour réclamer la libération du rappeur au nom de la liberté d’expression. Plus de dix ans plus tard, malgré les acquis et les luttes, le combat reste identique puisqu’« encore maintenant, vous pouvez être traduit devant un juge si vous partagez un clip de rap qui déplaît », constate Aymen, dépité.

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« J’assume », « Ammar 404 »… les slogans se multiplient

« Un nouveau cap a été clairement franchi avec ces condamnations », renchérit Zied El Heni, un journaliste qui a passé dix jours derrière les barreaux en janvier dernier et qui a écopé de six mois avec sursis pour avoir « porté atteinte à la personne » de la ministre du Commerce. Il avait critiqué la responsable politique sur la radio IFM, où travaillent Mourad Zeghidi et Borhen Bsaïes, et avait quitté son travail de chroniqueur dans la matinale, d’un commun accord avec la direction de la radio qui subit beaucoup de pressions, notamment des menaces de coupures de sa fréquence sur le territoire.

« Nous n’avons jamais connu une telle situation », ajoute Zied El Heni, qui lui aussi a résisté pendant la dictature de Ben Ali. Son blog, critique du pouvoir, a été censuré plus d’une centaine fois par les ciseaux d’Anastasie, plus connu en Tunisie sous le surnom « Ammar 404 », en référence au code qui s’affichait dès qu’un internaute tentait d’accéder à Youtube, alors prohibé, ou à certains sites web. La comparaison entre les époques est aujourd’hui plus que jamais d’actualité. En plus des partages solidaires du « J’assume » de Mourad Zeghidi, des internautes jouent sur le mot « décret 54 » en remplaçant le chiffre 54 par 404, en référence à une période que beaucoup pensaient révolue.

Les défenseurs des Droits de l’Homme sont nombreux à souligner le durcissement de la répression qui a suivi l’adoption du fameux décret-loi. On recense depuis les emprisonnements ou des poursuites en justice concernant une soixantaine d’acteurs associatifs, journalistes, activistes, personnalités politiques ou simples internautes ayant rédigé un statut Facebook critique du pouvoir. « Depuis que le président a promulgué sa loi sur la cybercriminalité, les autorités tunisiennes l’ont utilisée pour museler et intimider un large éventail de personnes critiques, tout en utilisant d’autres lois pour détenir certains des plus sérieux adversaires politiques de Saïed, sur la base d’accusations douteuses de complot », écrivait ainsi Salsabil Chellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch, dans un rapport publié par l’ONG en décembre 2023.

Six mois après cette étude, le Syndicat national des journalistes tunisiens dénombre près d’une vingtaine de collègues poursuivis sur la base de ce décret-loi. « Nous assistons à des arrestations et à des procès très rapides pour les journalistes ou même des internautes », constate Kaoula Chabbah, chargée de la cellule d’observation au syndicat. Un phénomène « très inquiétant qui pousse de nombreux journalistes à s’autocensurer et à réfléchir 100 fois avant d’écrire quelque chose », ajoute-t-elle. Le syndicat a dénoncé le caractère inconstitutionnel du décret-loi.

« Les débats d’idées ne se mènent pas dans un commissariat »

Le texte permet aux autorités de « collecter des preuves électroniques » en vue de sanctionner « les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication, […], la propagation de rumeurs et de fausses informations », et visiblement cette possibilité est largement employée. Dans le rapport du procureur concernant Mourad Zeghidi et Borhen Bsaïes, qui a été diffusé sur les réseaux sociaux, on peut lire que les enquêteurs ont épluché minutieusement les publications Facebook et les analyses radios et télé des deux accusés.

« L’un des posts Facebook de Borhen Bsaïes exprimait par exemple un soutien pour moi lors de mon emprisonnement, et une publication de Mourad Zeghidi était axée sur sa solidarité avec le journaliste Mohamed Boughalleb (emprisonné depuis le mois d’avril dans le cadre d’une affaire de diffamation et qui purge une peine de six mois de prison, ndlr). Il y ajoutait que les « débats d’idées ne se mènent pas dans un commissariat » », explique Zied El Heni. Dans le rapport du procureur, chaque expression ou mot qu’ont pu utiliser les journalistes pour parler du président Kaïs Saïed a aussi été passés au peigne fin, notamment ceux qui pouvaient sembler ironiques ou moqueurs.

Le syndicat des journalistes tunisien a appelé à une nouvelle manifestation ce vendredi 24 mai après-midi, sous le slogan « Ni censure, ni dictature ».

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