En Tunisie, le choc après la condamnation de Borhen Bsaïes et Mourad Zeghidi à un an de prison

Arrêtés la semaine dernière, les deux célèbres journalistes et chroniqueurs sont condamnés pour leurs commentaires et leurs analyses sur la situation dans le pays. Un jugement qui intervient dans un contexte de raidissement général du pouvoir.

Le président du syndicat des journalistes tunisiens, Zied Dabbar, s’adresse à ses collègues lors d’une manifestation devant le tribunal de Tunis avant la comparution, le 22 mai, de leurs collègues Borhane Bsaïes et Mourad Zeghidi. © FETHI BELAID / AFP

Le président du syndicat des journalistes tunisiens, Zied Dabbar, s’adresse à ses collègues lors d’une manifestation devant le tribunal de Tunis avant la comparution, le 22 mai, de leurs collègues Borhane Bsaïes et Mourad Zeghidi. © FETHI BELAID / AFP

Publié le 23 mai 2024 Lecture : 4 minutes.

Très attendu, le verdict des affaires d’« atteinte à l’ordre public et attribution de faits non réels à un fonctionnaire », pour lesquels étaient poursuivis les journalistes Borhen Bsaïes et Mourad Zeghidi, a été rendu dans la soirée du 22 mai et a provoqué un tollé en Tunisie. Beaucoup tenaient pour acquis que ce dossier reposait sur de mauvaises interprétations et qu’il suffirait aux deux vedettes de l’audiovisuel, interpellées le 11 mai, de s’expliquer et de démontrer leur respect de la déontologie du métier pour lever toute équivoque.

Cela n’a pas été le cas. Malgré les brillantes plaidoiries des avocats, assorties d’une demande de non-lieu, et en dépit de toutes les précisions apportées sur la spécificité du travail journalistique ainsi que sur la nécessité de donner la parole à tous les courants politiques, ils ont écopé chacun de deux fois six mois de prison ferme, soit un total d’un an pour leurs deux affaires respectives. Ils n’ont pas échappé au terrible décret 54 qui permet de poursuivre n’importe qui pour avoir simplement transmis ou diffusé, sans la commenter, une publication sur les réseaux sociaux.

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Multiplication des arrestations musclées

L’annonce de la sentence a fait l’effet d’un tsunami et mis l’opinion face à une réalité. « Il est évident que tout débat, tout avis divergent devient suspect, c’est insoutenable pour qui croyait aux acquis de la révolution en matière de libertés », confie un journaliste. À quelque mois de l’élection présidentielle attendue, probablement, en octobre 2024, une partie de la profession voit dans ce jugement une volonté mettre les médias au pas. D’autant que depuis la promulgation du fameux décret 54 en septembre 2022, les arrestations se sont multipliées : plus de 60 journalistes ont ainsi été interpelés et rares sont ceux qui ont été entendus en état de liberté. Plusieurs médias numériques indiquent aussi qu’ils ont été récemment avisés de la suspension de certains budgets publicitaires, en particulier celui de la compagnie aérienne nationale Tunisair.

La condamnation de Borhen Bsaïes et Mourad Zeghidi inquiète d’autant plus qu’elle s’inscrit dans une période qui voit se multiplier les arrestations musclées et les convocation pour délit d’opinion. On pense à la récente interpellation, dans les locaux de la Maison de l’avocat à Tunis, de Sonia Dahmani, qui participait à la même émission que les deux chroniqueurs condamnés, ainsi qu’au cas de Mahdi Zaghbouba qui, selon le bâtonnier de l’Ordre national des avocats de Tunisie, Hatem Mziou et le président de la Ligue des doits humains, Bassem Trifi, a subi des outrages et des sévices corporels suite à son placement en garde à vue.

Avant eux d’autres avocats avaient été inquiétés. Notamment Islam Hamza, Dalila Msaddek et Abdelaziz Essid, là encore, officiellement, pour « diffusion de fausses nouvelles » avec « la volonté de nuire à des tiers à travers les réseaux des télécommunications » et pour avoir « imputé à des fonctionnaires publics ou assimilés des faits illégaux en rapport avec leurs fonctions, sans en établir la véracité ». Maître Essid a finalement été relaxé. Il encourait jusqu’à cinq ans de prison et une amende de 50 000 dinars (environ 15 000 euros).

Les interpellations, ont également concerné le milieu associatif et des ONG qui viennent en aide aux migrants. En particulier celle de l’égérie du mouvement antiracisme et présidente de l’association Mnemty, Saadia Mosbah, actuellement en détention et qui comparaîtra de nouveau le 24 mai pour blanchiment d’argent, tandis que l’ancienne directrice de Tunisie Terre d’Asile, Sherifa Riahi, est poursuivie pour un appel d’offres d’hébergements hôteliers pour des migrants subsahariens et a été entendue, ainsi que 23 autres personnes.

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Des ONG et des associations passées au crible

Début mai toujours, le président du Conseil Tunisien pour les Réfugiés (CTR) a également été entendu, lors d’une garde à vue, pour un appel d’offres similaire. Quant au Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies, qui est partie prenante dans ces actions d’accueil de migrants, il ne s’est pas exprimé. Un attentisme qui interroge sur la volonté de transparence et de partenariat de l’institution onusienne avec la société civile tunisienne.

Cette multiplication de procédures inquiète car, actuellement, il semble que tout peut être retenu contre les actions associatives, les enquêtes menées allant jusqu’à comparer les projets initiaux et les réalisations finales, estimant que le moindre décalage entre l’un et l’autre peut être un signe de mauvaise gestion. « Il arrive que tout ne soit pas parfait dans ces structures, notamment en matière de gestion. Mais pas de quoi déceler une tentative de déstabilisation de l’État et encore moins une volonté d’encourager la migration », souligne une militante qui évoque des intimidations et déplore que les autorités assimilent tout partenariat avec une structure étrangère à un financement illicite, voire à de la corruption.

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À ces inquiétudes se greffent de nombreuses préoccupations quant à la liberté d’expression. L’ONG Human Rights Watch a dénoncé à la mi-mai « une escalade de la répression gouvernementale ces dernières semaines et des actions visant à museler la liberté d’expression, à poursuivre les dissidents et à réprimer les migrants », tandis que l’Union européenne, la France et les États-Unis ont fait part de leur « inquiétude » et de leur « préoccupation » quant au respect des droits et des libertés. Une préoccupation qui a valu à leurs ambassadeurs d’être convoqués pour ingérence.

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