[Tribune] Face au Covid-19, le deuil impossible des Africains de la diaspora

La pandémie de Covid-19 a contraint de nombreux Africains de la diaspora à vivre à distance la maladie et le deuil d’un de leurs proches. Une conséquence douloureuse, souvent oubliée, de leur expatriation.

Un artiste graffeur peint un message de prévention contre le coronavirus, dans les rues de Dakar, le 25 mars 2020 (illustration). © Sylvain Cherkaoui/AP/SIPA

Un artiste graffeur peint un message de prévention contre le coronavirus, dans les rues de Dakar, le 25 mars 2020 (illustration). © Sylvain Cherkaoui/AP/SIPA

Publié le 24 mars 2021 Lecture : 4 minutes.

Comme pour beaucoup d’autres jeunes partis d’Afrique pour vivre en Europe, ma vie est perçue par mon entourage comme un succès, une chance. D’abord parce que j’ai fait de belles études à Paris. Ensuite parce que je me construis une carrière professionnelle enrichissante. Enfin, contrairement à ceux restés au pays, j’ai accès à des infrastructures de qualité (transports, santé, culture…).

J’ai également eu la chance de pouvoir rentrer une fois par an, contrairement à certains de mes amis partis de Madagascar en même temps que moi. Parmi eux, certains ne voyaient leur famille qu’une fois tous les trois ou quatre ans. Il faut économiser au moins 1000 € rien que pour le billet aller-retour.

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Une fois par an… donc. Une fois par an seulement, avoir la possibilité d’étreindre ses parents, ses frères. Une fois par an seulement, pouvoir spontanément aller voir l’oncle, la nièce, partager des repas, prendre soin de sa mère, s’occuper de la maison, avancer sur les projets laissés sur place. Une fois par an surtout, se dire au revoir comme si c’était la dernière fois.

« Je tremblais dès que le téléphone sonnait »

Janvier 2020. Cette image tourne encore en boucle dans ma tête. Mon père, me prenant dans ses bras, me dit : « Je ne t’accompagne pas à l’aéroport cette fois-ci. Plus les années passent, plus ces au revoir prennent des allures d’adieu. »

Juillet 2020. Mon père est à Nosy Be avec toute la famille pour les vacances. Tout va très vite, trop vite. Lundi, il a des symptômes de fièvre et il commence à tousser. On s’inquiète, mais le « test rapide » dont dispose le seul hôpital du coin est négatif. « Ouf ! », on se rassure. Mercredi, son état ne s’améliore pas. Il retourne à l’hôpital. Impossible de l’évacuer vers Tana : il faut un test PCR négatif pour prendre l’avion, et il y a pénurie de test dans tout Nosy Be. Jeudi, on l’évacue vers la capitale par la route. Vingt-deux heures d’un trajet éreintant. C’est trop.

« Bye bye Covid, on ne veut pas de toi ici », s’amuse un des gendarmes qui évacuent mon père

Vendredi matin, à mi-chemin, mon père n’était plus en état de continuer. Il est pris en charge à l’hôpital d’Antsohihy et est soumis à un test PCR, comme ma mère et mon frère. Les deux premiers sont positifs, le troisième négatif. Mes parents sont alors transférés dans le centre dit «  de traitement COVID ». Il y a quatre murs, trois lits, un extracteur d’oxygène. Pas de salle de réanimation, pas de matériel.

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Vendredi midi, après avoir passé la matinée à appeler à l’aide, on trouve une solution. Une compagnie d’évacuation sanitaire réputée à Madagascar veut bien le prendre en charge à condition d’avoir l’autorisation d’atterrir. Les autorités de la province d’Antsohihy s’y opposent et dépêchent un convoi de gendarmes pour sortir mon père de l’hôpital et lui faire rebrousser chemin. « Bye bye Covid, on ne veut pas de toi ici », s’amuse un des gendarmes du convoi sur Facebook. Sept heures de route le séparent alors de l’hôpital le plus proche. Il perd connaissance sur le chemin car la bouteille d’oxygène fournie est vide…

Samedi matin, après une nuit de lutte acharnée contre la mort, il capitule. J’étais accrochée à mon téléphone sans relâche, je participais à aiguiller l’aide à distance et je tremblais dès que le téléphone sonnait. Vient alors l’appel tant redouté, les visages décomposés de ma mère et de mes frères. Ils m’annoncent que mon père nous a quittés.

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Toute sa vie, toute ma famille, toute notre douleur étaient dans ce petit objet, coincés derrière cet écran.

« L’expatriation m’a empêchée de lui dire au revoir »

Prendre le premier avion ? Il n’y en avait pas. Assister à l’enterrement ? Impossible en temps de Covid. En deux heures, les autorités sanitaires sont arrivées pour appliquer le protocole. Nous n’avons pas eu droit aux obsèques. Le Covid m’a enlevé mon père, l’expatriation m’a empêchée de lui dire au revoir et les mesures sanitaires ne m’ont pas permis de consoler ma mère.

Combien des millions d’Africains vivant en dehors de leur pays d’origine ont connu le même désespoir ?

Combien des 140 000 Malgaches résidents en France ont vécu la même histoire ? Combien des millions d’Africains vivant en dehors de leur pays d’origine ont connu la même peine, le même désespoir, la même impuissance ?

De longs mois d’attente s’en sont suivis, à guetter la réouverture des frontières, à se préparer à partir du jour au lendemain. De long mois à espérer. Mon smartphone était mon seul lien avec mon père : les visites au cimetière par visioconférence étaient devenues mon quotidien.

Finalement, j’ai réussi à revenir à Madagascar dans le court laps de temps de l’ouverture des frontières en octobre 2020. En regardant son dernier lit, en le touchant, c’est là seulement que j’ai réalisé que j’avais vraiment perdu mon père. Je n’étais pas dans un cauchemar, mais bien éveillée. Ce n’était pas arrivé que sur l’écran de mon téléphone, mais bien dans le monde réel. Une chose est sûre : le deuil n’a été possible qu’en foulant la terre de mes ancêtres, sous laquelle repose aujourd’hui mon père.

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