Maroc – Affaire Adnane : « Nous sommes tous responsables »

Le viol et l’assassinat d’un garçon de 11 ans, à Tanger, sont révélateurs pour l’écrivain Abdellah Taïa de l’aveuglement de la société marocaine face à la pédocriminalité.

Adnane B., 11 ans, a été violé, tué puis enterré par un voisin, dans son quartier de Beni Makada à Tanger. © Capture écran Facebook

Adnane B., 11 ans, a été violé, tué puis enterré par un voisin, dans son quartier de Beni Makada à Tanger. © Capture écran Facebook

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Publié le 18 septembre 2020 Lecture : 5 minutes.

L’écrivain Abdellah Taïa (prix de Flore 2010 pour Le Jour du Roi) est l’un des premiers à aborder de front la question de la violence sexuelle au Maroc. Dans les médias comme dans ses livres — dans le premier chapitre de son roman Une mélancolie arabe (2008), il est question de viol –, il n’a cessé depuis 2005 de dénoncer l’aveuglement de la société marocaine sur ce phénomène.

Il a souvent raconté les très nombreux viols qu’il a subi enfant et adolescent à Salé. Pour lui, l’affaire Adnane, jeune garçon de 11 ans violé et tué par un voisin, à Tanger dans le quartier de Beni Makkada, n’a pas simplement sa place dans la chronique judiciaire : elle est symptomatique de l’hypocrisie qui règne sur ces questions au sein de la société marocaine, dont le désir de voir le criminel exécuté relève d’une même volonté de ne pas affronter le problème de fond. Entretien révolté.

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Jeune Afrique : Malgré une certaine libération de la parole autour des agressions sexuelles et les campagnes de dénonciation de la pédophilie, les viols d’enfants restent assez fréquents au Maroc. Pensez-vous que la justice marocaine est trop laxiste face à ces crimes ?

Laxiste est un mot faible. On a plus que l’impression que la justice dit et redit que violer une petite fille, un petit garçon, ce n’est pas si grave que cela. Comme si cela faisait partie de notre façon de vivre, de nos coutumes.

Bien sûr, les associations se mobilisent depuis des années. Une partie de la population également. Mais à chaque fois le débat ne va pas au fond des choses. On parle. On crie. On hurle. Et, à la fin, il y a le sentiment que nous n’avons fait que désigner l’autre comme un monstre à abattre et, bien sûr, réaffirmer dans la foulée notre pureté. Alors que nous sommes tous responsables.

Tuer le monstre ne résout rien. Il faut au contraire qu’il reste vivant pour qu’il comprenne ce qu’il a fait

Pensez-vous qu’il faut condamner à mort son bourreau, comme le réclament de nombreux Marocains sur les réseaux sociaux ? Une pétition a même été lancée en ce sens.

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Tuer le monstre ne résout rien. Il faut au contraire qu’il reste vivant pour qu’il comprenne ce qu’il a fait et qu’il souffre comme il a fait souffrir. Ce qui fait mal, c’est de voir avec quelle vitesse la société marocaine, alors qu’elle prétend défendre le petit Adnane dans sa mort, est passée à autre chose.

L’enfant ne comptait plus. Il a été violé, tué, enterré dans son quartier. Personne n’a rien vu. Tout le monde est à ce point face à ses contradictions, que la solution à adopter est fuir, s’aveugler. Se concentrer sur ce sentiment vain de la vengeance.

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Les Marocains ont compris qu’ils avaient eux aussi une responsabilité  dans cette affaire. Et comme ils ne supportent pas cette vérité, ils veulent vite tourner la page. Tuer le criminel et oublier Adnane.

La même chose s’était produit dans la fameuse affaire du commissaire Tabet, au début des années 1990, qui avait violé et filmé une centaine de femmes à Casablanca. Tabet a rapidement été condamné à mort et exécuté illico presto. Surtout il ne fallait pas réfléchir sur ces crimes et ce qui les a rendu possibles.

Durcir la loi suffira-t-il à enrayer la pédocriminalité ?

Il faut commencer par cela, en effet. Mais cela ne suffira pas. Comme je vous l’ai dit, cette affaire dépasse le simple cadre de la pédocriminalité.

Vous parlez de responsabilité de la société marocaine. Que voulez-vous dire ?

Samedi dernier, quand on a découvert le corps du petit Adnane enterré à quelques mètres seulement de la maison de sa famille, le chanteur marocain Dizzy Dros a publié sur les réseaux sociaux une petite vidéo dans laquelle il rappelait que deux Marocains adultes qui veulent avoir librement un rapport sexuel sont systématiquement attaqués et traqués par la société. On va jusqu’à alerter la police pour les arrêter. Et il poursuit : « Voilà un homme à Tanger qui, en plein jour, emmène un enfant chez lui, le viole, le tue, l’enterre dans son propre quartier. Et personne n’est là. Tout le monde dort. »

https://twitter.com/amine_wifi/status/1304836306053353474?s=20

Dizzy Dros a résumé les maux de la société marocaine. Bien sûr, il a été attaqué et on lui a dit qu’il faisait des amalgames. Mais il a raison : tant qu’il y a des lois hypocrites comme celles qui interdisent les rapports sexuels hors mariage, il y aura toujours de la violence et des meurtres. Tant qu’on maintient une société dans le mensonge, il y a aura des affaires comme celle-ci.

Quel rôle doivent jouer les hommes politiques dans la lutte contre la pédocriminalité ?

Qu’ils parlent aux Marocains avec honnêteté et non en récitant encore et toujours les mêmes phrases qui se veulent patriotiques alors qu’elles ne font qu’exprimer les égoïsmes et les intérêts personnels.

On fait semblant de s’indigner, on écrit son petit commentaire sur les réseaux sociaux et on passe à autre chose

On a toujours l’impression que le discours politique se passe à un autre niveau, qu’il ne prend pas en compte sérieusement, et courageusement, la réalité des gens. Les scandales sexuels, les lynchages, il y en a tout le temps au Maroc. Et si vous n’êtes pas convaincu, je vous conseille de regarder sur YouTube les vidéos quotidiennes que poste le site d’information Chouf TV.

On est ahuri, abasourdi. Et surtout choqué par ceci : la violence que subissent et s’infligent les uns aux autres les Marocains est devenue un spectacle, juste un spectacle. On le regarde sur son téléphone portable, on fait semblant de s’indigner, on écrit son petit commentaire et on passe à autre chose.

Si les Marocains et le pouvoir marocain sont réellement choqués par la mort du petit Adnane, il faut faire quelque chose cette fois-ci. L’heure est grave.

Le roi Mohammed VI a adressé un courrier de condoléances à la famille de Adnane. Comment interprétez-vous ce geste ? Est-ce une manière de montrer à l’opinion publique que ce crime ne restera pas impuni, et qu’il y a une volonté au plus haut niveau de l’Etat d’éradiquer ce fléau ?

Le roi Mohammed VI est un Marocain, et comme tout Marocain il doit certainement être au courant des violences sexuelles que subissent depuis trop longtemps les enfants au Maroc, d’abord et avant tout à l’intérieur même des familles. Ce sujet doit sûrement le toucher et, je suppose que c’est pour cela qu’il a réagi en envoyant cette lettre de condoléances à la famille du petit Adnane.

Mais cette lettre ne doit pas signifier la fin du débat. Elle ne doit pas être interprétée comme un signe d’apaisement, une manière d’étouffer le débat. La mort du petit Adnane nous bouleverse tous. Mais pour lui rendre justice, il faut ouvrir le débat sérieusement. Sortir de la peur et des tabous. Et changer les lois.

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