L’histoire pourrait faire rire, si elle n’illustrait pas, et de manière dramatique, à quel point la Libye a sombré dans un univers kafkaïen où le tragique le dispute à l’absurde. Elle est révélée par nos confrères du New York Times, qui ont mis la main sur un rapport secret des Nations unies daté de février 2020, confirmant l’engagement de mercenaires dans le conflit libyen, et les obscurs circuits de financement de ces combattants étrangers.
En juin 2019, un commando mené par un ancien militaire britannique débarque dans le port de Benghazi, dans l’Est libyen, à bord de pneumatiques de combats. L’équipe est complétée par un second arrivage, depuis la Jordanie, de combattants de fortune originaires d’Afrique du Sud, d’Australie, de Grande-Bretagne et des États-Unis. Dans le même temps, six hélicoptères atterrissent, à Benghazi toujours. Leur plan de vol initial prévoyait de rallier la Jordanie depuis le Botswana. Officiellement, la vingtaine d’hommes débarquée à Benghazi est chargée de « sécuriser des installations pétrolières et de gaz ».
80 millions de dollars
En réalité, tous sont là pour une mission militaire de courte durée, engagés par le maréchal Khalifa Haftar, pour la coquette somme de 80 millions de dollars, afin de l’épauler dans son assaut final contre la capitale Tripoli. Quatre jours après le débarquement du commando, le marché tombe à l’eau. Haftar se plaint de la vétusté des hélicoptères, non conformes à sa commande. Selon les documents obtenus par les Nations unies, le chef de guerre aurait dû recevoir un hélicoptère d’attaque Cobra et un LASA T-Bird, qui sert notamment aux missions de reconnaissance. Une dispute éclate. Et dans la nuit du 2 juillet, la milice remet le cap sur Malte, à bord de ses vedettes militaires. « Mission bâclée », commente le New York Times.
Composé d’anciens militaires, le commando comprend onze Sud-africains, cinq Britanniques, deux Australiens et un pilote américain
« Bien que clandestine, l’opération a laissé une longue traînée de preuves », résument nos confrères du New York Times. Dans leur rapport, les Nations unies ont pu retracer le parcours du commando avant d’arriver en Libye. À sa tête : Steve Lodge, un ancien de l’armée de l’air sud-africaine, qui a aussi servi sous uniforme britannique, avant de se reconvertit dans la sécurité privée au Nigéria. Les autres combattants — onze Sud-africains, cinq Britanniques, deux Australiens et un pilote américain — sont aussi d’anciens militaires. L’ONU assure qu’il leur aurait été demandé « d’empêcher les cargaisons d’armes » à destination de Tripoli, avec pour ordre notamment de s’inviter à bord des navires marchands pour y débusquer d’éventuels stocks cachés.
Selon les Nations unies toujours, cette première équipe aurait pu faire partie d’une opération plus large, incluant d’autres hommes dédiés à la surveillance et la destruction de cibles ennemies. Mission où les six hélicoptères acheminés via le Botswana auraient pu servir. Les Nations unies ont mis la main sur des documents qui prouvent que le matériel a été acheté en Afrique du Sud, et chargé à bord d’avions cargos à l’aéroport international de Gaborone — l’un de ses avions appartient aux Ukrainiens de SkyAviaTrans, une entreprise citée l’an dernier dans un autre rapport, et soupçonnée de transporter des armes en Libye.

Inflatable boats similar to the ones the mercenaries used to land on the Libyan coast in June 2019. (Adam Dean/The new York Times) © Pneumatiques similaires à ceux utilisés par les mercenaires de l’opération commando réalisée en Libye en juin 2019. © ADAM DEAN/The New York Times-REDUX-REA
Sociétés écrans aux Émirats
Quant aux moyens maritimes — les deux bateaux pneumatiques à coque rigide –, ils ont été loués à James Fenech, un marchand d’armes maltais agréé. Si la transaction a été négociée par Steve Lodge, le paiement s’est fait via des entreprises basées à Dubaï, dont Lancaster-6 dirigée par l’Australien Christiaan Durrant, et Opus Capital Asset qui appartient à la britannique Amanda Kate Perry — citée d’ailleurs dans les Panama Papers comme secrétaire de Lancaster-6.
Cette piste du financement est aujourd’hui celle suivie par les Nations unies, qui cherchent à retracer la provenance des fonds mis à disposition du maréchal de Benghazi. Le rapport de l’ONU assure que l’ensemble de l’opération avortée de juin 2019 a été organisée et financée via un réseau de sociétés écrans installées aux Émirats arabes unis (EAU), l’un des sponsors de Khalifa Haftar. Autre point commun de ces sociétés : elles sont toutes entièrement ou en partie détenues par Christiaan Durrant, ancien pilote de combat australien reconverti dans les affaires.
Sur son site Internet, Christiaan Durrant se présente comme un entrepreneur engagé, et pose avec un bébé kényan dans les bras. L’homme est connu pour sa proximité avec Erik Prince, l’ancien Navy Seal américain qui a fondé Blackwater, l’un des géants de la sécurité privée dans le monde. L’entreprise opère notamment en Irak, en Somalie, au Mali, au Sud Soudan et en Afghanistan. Erik Prince, dont les liens étroits avec l’administration Trump ont fait l’objet d’une enquête du Congrès américain, a aussi dépêché par le passé des milices privées auprès de Mohammed ben Zayed, le prince héritier émirati, et fervent supporter de Haftar.
Le mercenaire américain et Christiaan Durrant Durrant entretiennent aussi bien des relations professionnelles que personnelles. Marins passionnés, les deux hommes sont copropriétaires d’un catamaran. Erik Prince est aussi lié au maltais James Fenech, avec qui il a lancé en 2018 un business de vente de munitions pour fusils d’assaut. L’ONU cherche aujourd’hui à savoir quel rôle précis l’Australien et l’Américain ont pu jouer dans l’opération ratée de juin 2019. Un porte-parole de Lancaster-6 évoque des erreurs dans l’enquête des Nations unies, et assure que l’entreprise a proposé sa coopération pleine à l’ONU pour les corriger. Quant à Prince, il dément toute implication.
Embargo aux pieds d’argile
La « mission bâclée » ne confirme pas seulement la présence de mercenaires étrangers sur le terrain libyen. Selon Jalel Harchaoui, chercheur en sciences politiques au Clingendael Institute et spécialiste de la Libye, les premiers indices de la présence des combattants russes au côté de Haftar, engagés par l’entreprise Wagner, proche du Kremlin, datent de l’automne 2019. L’implication de guerriers turcs, syriens, soudanais ou tchadiens est aussi acquise, tant du côté de Benghazi que de Tripoli.
La Libye est un cas d’école : la guerre n’y relève pas de ressorts politiques, mais commerciaux
L’enquête de l’ONU confirme surtout l’ampleur des violations continues de l’embargo sur les armes imposé depuis la chute de Mouammar Kadhafi par la résolution onusienne de 1970, et dont le contrôle a été confié à l’opération Sophia en Méditerranée, à laquelle a depuis succédé Irini. Depuis 2011, cet embargo n’a jamais été respecté. Ce qui fait dire à Sean McFate, ancien de la sécurité privée, aujourd’hui chercheur associé à l’Atlantic Council, que « la Libye est un cas d’école : la guerre n’y relève pas de ressorts politiques, mais commerciaux. »
Émirats arabes unis, la Turquie, la Russie et l’Égypte y poussent donc leurs intérêts, qui vont bien au-delà des simples enjeux d’influence géopolitique. Le lucratif business de la vente d’armes croise les circuits de contrebande diverses, dont le pétrole qui irrigue le sous-sol libyen, aux réseaux de passeurs de migrants, pour qui le pays est devenue une bourse à ciel ouvert.
La guerre peut-elle prendre fin un jour ? Alors que l’offensive du maréchal Haftar sur Tripoli s’est enlisée, l’Armée nationale libyenne (ANL) qu’il dirige a accepté lundi 2 juin de reprendre les négociations avec le GNA de Tripoli en vue d’un cessez-le-feu. De son côté, l’ONU cherche toujours un remplaçant à Ghassan Salamé au poste d’émissaire pour la Libye, pour relancer le processus politique. Et faire taire enfin les armes.