[Tribune] Ce que la littérature marocaine doit à Marie-Louise Belarbi

Tahar Ben Jelloun, Driss Chraïbi, Ahmed Marzouki… Ancienne de chez Julliard, la cofondatrice des éditions Tarik et de l’emblématique librairie casablancaise Le Carrefour des livres a contribué à faire connaître de nombreux auteurs marocains. Décédée ce 28 mai à 91 ans, l’écrivain Abdellah Taïa lui rend ici un dernier hommage vibrant.

L’éditrice Marie-Louise Belarbi, en 1997. © DR

L’éditrice Marie-Louise Belarbi, en 1997. © DR

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  • Abdellah Taïa

    Écrivain marocain, Abdellah Taïa a publié plusieurs romans aux éditions du Seuil, traduits en Europe et aux États-Unis, tels que « Le Jour du Roi » (Prix de Flore 2010), « Un pays pour mourir » (2015) et « La vie lente » (2019).

Publié le 3 juin 2020 Lecture : 4 minutes.

La rencontre littéraire dans sa librairie Le Carrefour des livres, à Casablanca, va commencer dans une heure. Je suis avec elle, largement en avance. Il n’y a que elle et moi. On prépare l’événement. On arrange les livres et on fixe les derniers petits détails. On ne dit rien. On se regarde de temps en temps, on se sourit, en silence. C’est calme, paisible. Oui, tout va bien se passer, Abdellah, ne t’inquiète pas. Marie-Louise Belarbi ne prononce pas ces mots mais sa présence rassure.

En cette année de 2000, son soutien pour le jeune écrivain qui publie son premier livre (« Mon Maroc ») que je suis est précieux, très précieux. Et je sais que j’ai de la chance. Alors, comme un enfant avec sa mère, je reste près d’elle et je fais attention à tout ce qu’elle fait. Elle voit bien que je l’observe mais cela ne semble pas la déranger. Bien au contraire.

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Sans vraiment me connaître, si ce n’est à travers mon livre, Marie-Louise Belarbi avait décidé d’organiser une signature pour moi, créer un premier moment littéraire autour de moi. Je ne suis rien, juste un petit Marocain pauvre de la ville de Salé qui s’accroche à des rêves qui peuvent peut-être se révéler sans intérêt.

Je ne suis rien mais, depuis longtemps, je suis déterminé à écrire, à dire le monde en moi, celui de mon quartier Hay Salam, celui de ma mère qui crie, de mes sœurs qui rêvent elles aussi (à quoi ?). Une voix me dit que je dois absolument écrire ce monde, ses histoires, ses cris, sa cruauté, sa pauvreté, son abandon, ses transgressions, son sexe, ses images riches, tellement riches. Et au milieu de tout cela mettre l’homosexualité, mon homosexualité. Même si je pars vivre ailleurs, ne jamais tourner le dos au premier monde, la première source. Tout mélanger. Espérer opérer un jour une transformation dans la société.

Sans chichis et sans pose

Marie-Louise a compris, je crois, tout cela. Elle l’a lu, c’est dans le livre. Et sans des mots trop grands, elle vient vers moi et elle m’offre ce moment, cette rencontre dans cette librairie si importante au Maroc, dans ce lieu où tellement de grands écrivains sont passés.

Bien sûr, tout au fond de moi, je suis impressionné. Je le cache et, malgré moi, je le montre.

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Marie-Louise et moi, on est en train d’apprendre à se connaître. On a passé une partie de la journée ensemble. Elle m’a emmené chez elle. On a mangé. On a parlé. Pas trop. Je ne me souviens pas précisément de ce qu’on avait dit. Je me souviens de ce qu’elle était, sa trace, son empreinte, je me souviens de son corps léger, de sa bienveillance, de sa générosité.

 Mon deuxième livre a connu un vrai succès au Maroc grâce à cette femme, dont la main protectrice m’a guidé jusqu’aux cœurs des Marocains

De son accueil. De comment elle me traite, comment elle s’adresse à moi. Et je crois que je vais pleurer à un moment donné, tellement je suis touché. Cet espace si ouvert, celui du cœur, dans lequel elle m’accueille, est très surprenant. Non, elle n’est pas juste en train de faire son travail avec moi. Non. C’est plus, bien plus que le travail. Il y a là quelque chose de l’ordre de la transmission et de l’amour.

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Oui, Marie-Louise m’a donné de l’amour, dès le départ. Comme ça, au passage, simplement, sans chichis et sans pose. L’amour. Je n’oublierai jamais ni cet amour ni cette femme pure, solaire.

En 2006, mon deuxième livre, « Le rouge du tarbouche », a connu un vrai succès au Maroc. Et ce miracle a eu lieu  grâce à Marie-Louise Belarbi. C’est elle qui avait acheté les droits de ce recueil de nouvelles (d’abord publié en France aux éditions Séguier) et l’avait réédité. Elle avait tenu à ce que le prix de vente soit le plus bas possible. À peine 40 dirhams.

Une faiseuse de miracles

La main protectrice de cette femme m’a emmené jusqu’aux cœurs des Marocains, jusqu’à ce deuxième moment : la rencontre entre mes mots et mes concitoyens. Un miracle, oui, pour de vrai.

Vous pouvez demander aux autres écrivains marocains, ils ont auront tous des choses extrêmement positives à dire sur Marie-Louise et sur son attachement au Maroc et sur le rôle très important qu’elle a joué pour la défense et la promotion de la littérature marocaine. En plus de la librairie « Le Carrefour des livres », elle avait fondé Tarik Éditions pour aller encore le plus loin possible dans cette mission. C’est elle qui a publié ce livre incroyablement fort et qui a marqué les esprits: « Tazmamart Cellule 10 » d’Ahmed Marzouki.

Vous pouvez demander aux lecteurs de Casablanca, ils seront nombreux à dire des mots tendres, très tendres, sur elle. Marie-Louise Belarbi a touché et bouleversé tellement de monde au Maroc.

Nous sommes là pour porter dans la vie nos morts. Ne jamais les oublier. Nourrir leur mémoire. Raconter les histoires de leur passage sur cette terre. Continuer de les aimer.

Je t’aime, chère Marie-Louise. Comme un fils fidèle, je continuerai à porter ta mémoire.

Merci à toi. Merci. Merci. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi et pour les gens comme moi.

Repose en paix.

Je t’embrasse fort, très fort…

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