Saadia Mosbah, noire, tunisienne et icône de l’antiracisme au pays de Kaïs Saïed

Figure de l’antiracisme, récompensée par un prix international en 2023, la militante née à Tunis dans une famille originaire de Tombouctou a été arrêtée le 7 mai, pour des motifs qui restent inconnus.

Saadia Mosbah au cours d’une visite dans un camp de migrants subsahariens installé devant le siège de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Tunis, le 7 mars 2023. © FETHI BELAID/AFP

Saadia Mosbah au cours d’une visite dans un camp de migrants subsahariens installé devant le siège de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Tunis, le 7 mars 2023. © FETHI BELAID/AFP

Publié le 10 mai 2024 Lecture : 5 minutes.

Depuis le démantèlement des campements de migrants subsahariens à Tunis et dans la région de Sfax, le 3 mai, les réseaux sociaux se font l’écho de propos racistes, délirants et insultants, que nul n’a estimé devoir bloquer alors qu’ils sont contraires à la loi.

Ils continuent impunément à prendre de l’ampleur au point que, le 5 mai, une rumeur s’installe, entêtante et inquiétante : Saadia Mosbah, icône tunisienne de la lutte contre les discriminations et présidente, depuis 2013, de l’association Mnemty (« mon rêve », en référence au discours de Martin Luther King), aurait été arrêtée. Jointe le jour-même par téléphone, elle dément la nouvelle et assure aller bien, malgré ce déchaînement inattendu de violence.

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Hélas, les rumeurs de Facebook étaient prémonitoires : le 7 mai, Saadia Mosbah est effectivement interpelée. La veille, le président tunisien Kaïs Saïed a pris à partie, lors d’une réunion du Conseil National de Sécurité, les associations qu’il considère comme « complices » de la « vague migratoire de Subsahariens » en Tunisie, et considère à ce titre comme des traîtres et des mercenaires. Ce discours semble avoir donné le top départ à une nouvelle chasse aux sorcières qui cette fois, prend pour cible les mouvements de défense des droits humains et plus largement, une société civile dont on sait qu’elle dérange un pouvoir qui n’admet ni l’existence ni l’expression de corps intermédiaires.

« C’est immensément triste »

Depuis, Saadia Mosbah, 64 ans, est en garde à vue pour cinq jours, conformément aux dispositions prévues dans la loi antiterroriste, dans le plus grand secret, sans assistance d’un conseil. L’avocat et président de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme (LTDH), Bassem Trifi, s’interroge : « Peut-on vraiment croire que Saadia aide des milliers de migrants à entrer en Tunisie depuis les frontières algériennes et libyennes ? »

Il prend le contrepied des folles rumeurs, dénonce l’incapacité de l’État à contrôler les frontières et estime que le récit selon lequel les associations – la société civile au sens large – sont responsables de la migration, ou encore les accusations de « colonisation » par les migrants, ne peuvent être acceptés par une personne raisonnable.

En attendant les résultats de ses auditions, les réseaux sociaux s’enflamment, une partie des internautes anonymes ayant déjà jugé Saadia Mosbah, personnage public en plus d’être une femme, qui plus est de couleur, coupable de tout et de rien. « Nous en sommes là, c’est immensément triste », relève un diplomate qui souligne que c’est la détermination de Saadia qui a permis à la Tunisie de s’inscrire dans la continuité de son histoire raciale initiée par l’abolition de l’esclavage en 1846, et complété par la loi 50 de 2018.

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« Vous voyez, je suis invisible »

Saadia est loin d’être une inconnue. Depuis plusieurs années, la sœur du chanteur Slah Mosbah a imposé son prénom en se tenant au premier rang de la défense contre les discriminations qu’elle a elle-même vécues. Avec le temps, cette descendante d’une famille originaire de Tombouctou, ne raconte plus les mille et un détails qui font que, si dans le pays le racisme ne se manifeste plus dans la parole, il reste présent dans des regards et dans des faits.

Comme le raconte cette anecdote : lors d’une réception organisée après l’adoption de la loi contre la violence faite aux femmes à l’été 2017, trois femmes discutent un peu à l’écart. Adossée au mur blanc, on ne voit et on n’entend que la lumineuse Saadia – qui porte bien son prénom qui signifie « heureuse » – et dont le rire est contagieux. Soudain, le silence. Le serveur vient de présenter un plateau de petits fours à tout le monde sauf à Saadia, qui fait remarquer avec flegme : « Vous voyez, je suis invisible. C’est toujours comme cela. » Ce déni de l’autre, cette femme fière et imposante l’a mis au cœur de son combat.

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Une lutte qui ne s’est pourtant pas arrêtée avec l’adoption de la loi 50, censée prévenir toutes formes et manifestations de discrimination raciale. À l’époque, ce texte avait pourtant été salué comme essentiel à la cohésion sociale mais « on n’en a rien fait », constate Saadia cinq ans après. À ses yeux pourtant, ce n’est pas un échec, simplement le début d’un chemin dont elle a toujours su qu’il serait long.

Pas d’égalité des chances sans égalité des conditions

Née à Tunis au début des années 1960, la jeune femme se destinait à une carrière d’avocat, même si elle a été séduite par le métier d’hôtesse de l’air qu’elle voyait comme un moyen d’aller à la rencontre de la diversité. Elle explique que ce sont les brimades subies par son fils, alors âgé de 3 ans, qui l’ont poussée à prendre position contre le racisme primaire, banalisé en Tunisie.

La petite fille à fleur de peau, dont le caractère s’est forgé en pratiquant le basket, se sent citoyenne à part entière depuis 2018. Elle ne ressent pas l’adoption de la loi 50 comme un succès personnel mais comme le résultat d’une bataille nécessaire au vivre-ensemble. « Je me bats contre l’injustice et l’inégalité. L’égalité des chances n’existe que si on donne l’égalité des conditions, toutes les égalités », assure celle qui pense que c’est là la condition pour que « la Tunisie se reconnaisse comme faisant partie de ce continent. »

« Morts debout »

Cinq ans après l’adoption de la loi criminalisant les actes et les propos racistes, Saadia ne baisse pas les bras mais ne se fait pas d’illusions : « Nous sommes à la marge tous les jours, et sur le podium dès qu’une catastrophe arrive, ou à l’occasion d’un événement comme la Journée mondiale contre toutes les formes de discrimination. Ce jour-là, la presse donne l’impression qu’elle nous écoute et que notre parole compte. » Le combat de Saadia est aussi salué et honoré à l’étranger : en août 2023, elle a reçu le premier prix des champions mondiaux de la lutte contre le racisme, décerné par le secrétaire d’État américain Antony Blinken.

Si cette attribution avait été peu relayée en Tunisie, certains de ses détracteurs y voient aujourd’hui une « récompense pour ses bons et loyaux services sur la migration ». Un délire nauséabond de plus. À l’inverse, du côté de ses soutiens, certains soulignent que la garde à vue peut être éprouvante pour une personne de son âge et qu’elle aurait tout aussi bien pu être interrogée sans être détenue. Tous attendent l’issue de ces de cinq jours, malgré le silence imposée par la justice aux médias locaux.

Saadia ne s’attendait certainement pas à se retrouver en prison lorsqu’elle avait déclaré, il y a deux ans : « Je ressemble peut-être à un de ces palmiers qui poussent dans le sud, et dont beaucoup sont morts. Mais ils sont morts debout. »

Et comme pour confirmer cette ambiance générale, l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani a indiqué le jeudi 9 mai au soir avoir été convoquée par la justice pour s’expliquer, dit-elle, sur des propos qu’elle a tenus lors d’une émission diffusée sur Carthage+. Répondant à un interlocuteur qui affirmait que « des bandes organisées et des parties extérieures (…)planifient l’implantation des Africains en Tunisie et reçoivent des sommes d’argent », Mme Dahmani a ironisé sur cette idée de « complot » avant d’affirmer, à propos du fait que des migrants rêveraient de venir s’installer en Tunisie : « Quel formidable pays pour que ses jeunes le fuient ! « 

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