Moffat Takadiwa, l’impressionniste du déchet plastique

Exposé à Gennevilliers, près de Paris, l’artiste zimbabwéen, qui a vendu une œuvre à Jay Z, représente son pays à la Biennale de Venise.

Le plasticien Moffat Takadiwa dans son atelier, à Mbare Art Space, au Zimbabwe, photographié par son frère, Marshall Takadiwa.

Le plasticien Moffat Takadiwa dans son atelier, à Mbare Art Space, au Zimbabwe, photographié par son frère, Marshall Takadiwa.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 25 mai 2024 Lecture : 5 minutes.

De loin, des formes souples et arrondies, qui semblent se déployer de manière circulaire selon des principes à la fois réguliers et chaotiques. De près, des résidus de la vie quotidienne – touches de claviers d’ordinateur, têtes de brosses à dents usagées, bouchons de bouteille…–, qui forment d’élégantes sculptures murales semblables à des tapisseries.

Jusqu’au 1er juin, le plasticien zimbabwéen Moffat Takadiwa, 41 ans, présente à L’École municipale des Beaux-arts / Galerie Édouard-Manet de Gennevilliers, en banlieue parisienne, une exposition intitulée Tales of the Big River (« Contes de la grande rivière »).

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Manet, Renoir, Monet, Sisley…

La ville de Gennevilliers est connue pour avoir accueilli les impressionnistes les plus célèbres – Caillebotte, Manet, Renoir, Sisley, Monet, Morisot… Leur particularité ? Une touche rapide qui vise à rendre les effets de la lumière et de ses reflets, notamment sur l’eau. À sa manière, Moffat Takadiwa est un impressionniste contemporain. À ceci près qu’en guise de matériel créatif il n’utilise pas la peinture mais des débris de notre vie quotidienne, déchets plastiques de la société de pétroconsommation, qu’il tisse avec un fil de pêche.

« Je cherche nos styles de vie dans les poubelles, dit-il avec une pointe de provocation – son père travaillait dans un supermarché. Les déchets électroniques, les plastiques, les bouchons de bouteille racontent notre vie au jour le jour. Quand j’étais étudiant en art, autour de 2006, c’est d’abord par manque de matériel créatif que je me suis intéressé à ce type de matériaux de récupération. »

Aujourd’hui, les déchets sont son médium. Sa manière de tisser, ainsi que certains de ses motifs, s’inspirent des traditions des peuples de Hurungwe, un district d’où il est originaire, proche de la frontière avec la Zambie.

Dans les décharges de Harare

« Il » : employer le singulier ne lui convient pas vraiment. Takadiwa ne travaille pas seul, et il précise d’emblée la dimension collective de sa démarche. « Une quarantaine d’assistants m’aident à aller chercher des objets dans les décharges à ciel ouvert de Pomona et de Chitungwiza, non loin de Harare. Ils savent ce que je veux, et me rapportent aussi des rebuts qui pourraient m’intéresser. »

"Zimbabwe bird (b)" et "Zimbabwe bird" (a), 2023, tapisseries (touches de téléphone et de claviers d’ordinateur en plastique), de Moffat Takadiwa. © Montage JA; : A. Mole/Courtesy Semiose, Paris

"Zimbabwe bird (b)" et "Zimbabwe bird" (a), 2023, tapisseries (touches de téléphone et de claviers d’ordinateur en plastique), de Moffat Takadiwa. © Montage JA; : A. Mole/Courtesy Semiose, Paris

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À Mbare, où il est installé et où il crée, l’artiste tente de bâtir une communauté autour d’un centre d’art. « Nous essayons de développer un quartier consacré aux arts, une sorte de centre social créatif, afin de doter les habitants de Harare et des environs d’un outil culturel adapté à leurs besoins et ouvert à un large éventail de pratiques artistiques, confiait-il, en 2021, à l’historien de l’art Morad Montazami. Il y aura également un programme de résidences artistiques. Tout cela est destiné à s’intégrer au contexte local et à la vie quotidienne des populations. […] Il y a une réelle urgence à imaginer un avenir depuis chez nous. Le rôle de l’artiste devrait d’être l’un des nombreux acteurs impliqués dans une telle entreprise collective. »

Takadiwa ne rejette pas la notion d’artisanat. Au contraire. « C’est une question d’émancipation collective, qui imprègne chaque strate de mon travail, même si nous parlons de personnes qui n’ont jamais été formées comme artisans et qui ne sont toujours pas considérées comme tels, poursuit-il. Les multiples mains qui contribuent au “tissage” de mes œuvres incarnent ce savoir-faire, au cœur de ma démarche. »

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Zimbabwe postcolonial

Si elles semblent assez abstraites au premier abord, les œuvres de Takadiwa présentées à la Galerie Édouard-Manet, ou, l’année dernière, à la National Gallery of Zimbabwe dans le cadre de sa grande exposition personnelle, Vestiges of Colonialism, portent une lourde charge politique. « Je suis né juste après l’indépendance du Zimbabwe [en 1980] et, logiquement, mon travail est très lié au discours postcolonial, soutient-il. Mon pays est victime d’une gueule de bois postcoloniale. Je cherche à aborder cette question à travers les déchets du quotidien, reflets de la société et des peuples du Zimbabwe – même si la plupart des résidus que j’utilise viennent, à l’origine, de produits occidentaux. »

Dans Tales of the Big River, deux tapisseries, intitulées Zimbabwe Bird (a) et Zimbabwe Bird (b), renvoient symboliquement à l’oiseau qui orne le drapeau national, les timbres et les billets de banque. Des sculptures en stéatite (pierre à savon) de cet oiseau, qui pourrait représenter l’aigle pêcheur ou le bateleur des savanes, ont été retrouvées dans les ruines médiévales de la cité de Grand Zimbabwe, qui a donné son nom au pays.

Avec une certaine ironie, Moffat Takadiwa a composé ses propres oiseaux avec des touches de clavier en plastique. « Notre culture a été écrasée par la colonisation, par la christianisation, explique l’artiste. Cela n’a pas cessé avec la redistribution des terres et se poursuit avec les flux de résidus étrangers. En utilisant des touches de clavier, je parle aussi du langage, et plus précisément de l’extinction des langues au Zimbabwe. Le shona, par exemple, est une construction coloniale née de l’amalgame ou, si l’on veut, du tissage de cinq langues indigènes. En reliant des touches de clavier, je construis mon propre langage et je peux raconter des histoires multiples. »

Les pillards et l’Occident

Pour Eugénie Laprie-Sentenac, de la Galerie Édouard-Manet, « suivant un motif ou une suggestion, les œuvres [de Moffat Takadiwa] viennent continuellement parler d’un déplacement : des ressources, du langage, de la matière, d’un usage, d’un point de vue ».

Vendues entre 7 000 et 75 000 euros, elles n’atteignent pas encore les sommets. Peut-être souffrent-elles de leur comparaison, fréquente, avec l’œuvre du Ghanéen El Anatsui, auteur de vastes tentures souvent réalisées avec des résidus issus de bouteilles d’alcool. Il n’empêche, Takadiwa a réussi à séduire une star qu’il admire. Le rappeur et producteur Jay Z a acquis The Tengwe Farms, l’une de ses tapisseries exposées à la Nicodim Gallery, à Los Angeles (États-Unis). L’œuvre renvoie aux paysages de l’enfance de Takadiwa, transformés par la culture du tabac. « J’ai réorienté mon inspiration vers la ville de Tengwe, d’où je suis originaire et où j’ai passé mon enfance, expliquait-il à Morad Montazami. La plupart de mes œuvres récentes sont directement inspirées de vues topographiques de ses champs de tabac. Les formes circulaires et arrondies qui envahissent les compositions sont une évocation de ces paysages industriels hétérogènes mais rationalisés. »

Moffat Takadiwa fait partie des artistes qui représentera le Zimbabwe à la Biennale de Venise cette année. Il y expose son oiseau emblématique, réalisé avec des boutons posés sur le sol et récupérés après la faillite d’une usine locale, « provoquée par l’importation de biens de seconde main ». Les visiteurs peuvent prendre un bouton et l’emporter dans une petite enveloppe où est écrit le nom de l’œuvre : »Land Redistribution, 2024″. « J’autorise les visiteurs à être les pillards de l’œuvre, explique l’artiste. À la fin, il ne restera plus rien, et j’aurai rendu à l’Occident ce qui lui appartient. »

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