« Kintu », une malédiction ougandaise

Épopée s’étalant sur trois siècles, « Kintu », le premier roman de Jennifer Nansubuga Makumbi, est une œuvre haletante où s’entremêlent des destins singuliers liés par un ancêtre originel.

Jennifer Nansubuga Makumbi © Pako Mera/REX/SIPA

Jennifer Nansubuga Makumbi © Pako Mera/REX/SIPA

Publié le 22 janvier 2020 Lecture : 4 minutes.

Il aura fallu attendre cinq ans pour que Kintu, de l’autrice ougandaise Jennifer Nansubuga Makumbi, atteigne le lectorat francophone, grâce aux éditions Métailié. Repéré par l’auteur et éditeur kényan Binyavanga Wainaina, récemment décédé, le roman est sorti en 2014 chez Kwani Trust, avant d’être couronné du prix Windham-Campbell aux États-Unis.

Construit sous la forme de six chapitres appelés « livres », Kintu brasse trois siècles d’histoire, depuis l’époque du royaume du Buganda. À partir d’une histoire familiale multiséculaire, la romancière ougandaise, aujourd’hui professeure de littérature au Royaume-Uni, reconstitue les géographies antécoloniales de ce bout d’Afrique de l’Est, les circulations humaines intensives qui s’y déployaient, jusqu’aux délimitations des frontières nationales de l’Ouganda du XXe siècle, pur « produit européen », avec ses conflits nationaux et régionaux.

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« L’Afrique est présentée partout comme un continent malade »

Qu’est-ce qui relie le destin singulier de personnages du XXIe siècle à un illustre chef de clan du XVIIIe ? Que reste-t-il du passé dans le présent ? Le roman s’ouvre, en 2004, par le meurtre d’un homme, accusé injustement de vol, et par l’assassinat, quelques mois plus tard, de toutes les personnes impliquées dans cette vindicte de rue. La victime s’appelait Kamu Kintu. Son nom porte les traces d’une double malédiction : chrétienne – Kamu est le nom ganda de Cham, fils maudit de Noé – et traditionnelle – Kintu est l’ancêtre originel sur lequel plane une malédiction ancestrale.

L’autrice, qui est née à Kampala, a grandi puis enseigné en Ouganda, raconte que le roman est né lors de son arrivée en Europe, où « l’Afrique est présentée partout comme un continent malade ». Elle a alors bâti l’histoire d’une famille, d’une communauté, d’une nation aux puissantes ressources historiques, mêlant contes populaires et légendes. De 2004, le lecteur est transporté quelques pages plus tard en 1750, auprès de l’ancêtre Kintu, héros du premier des six « livres ».

Comme Adam pour vous, Kintu est pour nous le premier homme sur terre. Il fait partie de mon héritage littéraire traditionnel

« Comme Adam pour vous, Kintu est pour nous le premier homme sur terre. Il fait partie de mon héritage littéraire traditionnel. Cependant, je lui ai donné des particularités plus humaines que mythiques. J’ai fait de lui un père, un mari, un chef », explicite Jennifer Nansubuga Makumbi. Kintu, un notable de la province du Buddu, partie intégrante du Buganda, sera maudit pour avoir tué accidentellement son fils adoptif, Kalema, pour avoir dissimulé sa mort et omis de lui consacrer les rites funéraires de rigueur. Trois siècles plus tard, Suubi, Kanani, Isaac Newton et Miisi, protagonistes de chacun des quatre « livres » suivants, vivent sans se connaître ou se douter de leur généalogie commune.

Rêves et transes

Pourtant, tous sont habités par leur passé. Dans le roman de Makumbi, les songes et les prémonitions sont des savoirs à part entière, des outils pour se « remembrer », pour reprendre le terme utilisé par l’intellectuel kényan Ngugi Wa Thiong’o. Mais encore faut-il le vouloir ! Miisi et Suubi luttent contre les forces intérieures qui les habitent ; les rêves persistants d’un passé lointain pour l’un, les transes soudaines pour l’autre. Kanani, quant à lui, citadin, membre actif de la secte chrétienne des Réveillés, est en rupture totale avec son passé. Il dédaigne sa sœur, vivant « au village » et perpétuant les savoirs ancestraux. Loin d’être une figure passéiste, celle qui refuse de se faire appeler par son prénom chrétien, Magdalene, tant qu’elle ne rencontrera pas un « Blanc nommé Kintu » est aussi celle qui questionne l’usage des héritages précoloniaux.

Je voulais montrer, sans entrer dans la colonisation, à quel point l’Europe avait perturbé les systèmes gandas, en particulier le système spirituel

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« La spiritualité fait partie intégrante de ma culture, souligne Makumbi, qu’il s’agisse de formes de religions indigènes ou de religions abrahamiques importées. Je voulais montrer, sans entrer dans la colonisation, à quel point l’Europe avait perturbé les systèmes gandas, en particulier le système spirituel. Mais aussi comment la spiritualité ougandaise transforme le christianisme. »

Idi Amin Dada

Miisi, figure de l’intellectuel, a étudié en Russie puis en Grande-Bretagne, où il restera tout le temps du règne d’Amin Dada. Par sa voix, Makumbi fait intervenir toutes les questions identitaires nées de l’expérience d’être noir en Occident et de faire le trajet du « retour », que ce soit dans le rapport à la langue, à la religion, au territoire, aux réminiscences de la colonisation, à la difficile réintégration. C’est dans cette partie du livre que l’histoire politique post­-indépendance est particulièrement discutée.

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De manières différentes, par nécessité, curiosité, méfiance ou conviction, les protagonistes marchent en quête de leurs racines, jusqu’à faire cause commune pour se débarrasser, intimement et collectivement, de la malédiction ancestrale.

Ce qui comptait, c’était que, pour une raison ou pour une autre, la tradition avait préservé l’histoire de ses ancêtres

Sera-t-elle rompue in fine par ce « retour aux sources » ? L’important n’est pas tant l’arrivée que le chemin tracé par Makumbi. « Peu importe qu’il croie ou pas à l’aspect spirituel de cette légende : ce qui comptait, c’était que, pour une raison ou pour une autre, la tradition avait préservé l’histoire de ses ancêtres », dit l’un des personnages. Jennifer Nansubuga Makumbi tisse un récit où le familial recoupe l’histoire du Buganda et celle de l’Ouganda contemporain. Associant quête des origines et mouvements perpétuels, elle inscrit le passé dans le présent, faisant de Kintu un roman qui a déjà tout d’un classique !

Dans l’attente du prochain

Manchester Happened © Manchester Happened

Manchester Happened © Manchester Happened

Alors que son premier roman est traduit en français aux éditions Métailié, l’autrice, par ailleurs professeure de création littérature au Royaume-Uni, publie un recueil de nouvelles : Manchester Happened (Oneworld Publications). Une plongée dans la vie d’une famille ougandaise installée en Angleterre, réflexion sur les conséquences de la migration sur la structure familiale et sur la manière dont les émigrés sont perçus lorsqu’ils retournent en Ouganda.

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