Tout commence au bord du Djoliba, à Ségou (Mali), au cours d’une conversation informelle entre l’artiste malien Abdoulaye Konaté et le critique d’art ivoirien Yacouba Konaté. « Toutes les origines sont multiples, bien entendu, se souvient ce dernier. Mais nous parlions de création et nous encouragions le Festival sur le Niger de Ségou à s’orienter vers les arts plastiques. Et nous en sommes venus à évoquer un programme de mentorat à travers lequel on demanderait à des artistes confirmés de se déplacer en Afrique pour former des jeunes. »
Il a fallu quelques mois de travail pour que la discussion d’un soir accouche d’un projet concret, mais il existe désormais, porté par la Fondation pour le développement de la culture contemporaine africaine (FDCCA) et intitulé « Prête-moi ton rêve. Exposition panafricaine itinérante ». Un titre poétique et un peu trompeur, puisqu’il s’agit d’un projet dont l’ambition dépasse celle d’une exposition classique – comme le prouvent l’ensemble des événements qui en marquent la première étape, entamée à Casablanca (Maroc) le 18 juin 2019.
Mais « Prête-moi ton rêve » est bien, d’abord, une exposition. Réunis à la Villa d’Anfa (Casablanca) jusqu’à la fin du mois de juillet, trente artistes majeurs du continent exposent chacun une ou deux œuvres emblématiques de leur travail. Il y a là le Sénégalais Soly Cissé, le Camerounais Barthélémy Toguo, le Congolais Chéri Samba, le Ghanéen El Anatsui, le Sud-Africain William Kentridge, la Tunisienne Meriem Bouderbala, l’Algérienne Zoulikha Bouabdellah, la Nigériane Nnenna Okore, le Béninois Dominique Zinkpé, l’Ivoirien Jems Koko Bi et bien d’autres encore. Une dream team équilibrée où hommes et femmes se retrouvent et où l’Afrique subsaharienne côtoie l’Afrique du Nord.
Commissariat croisé
Ce n’est pas un hasard : le commissariat est assuré à la fois par Yacouba Konaté et par le Marocain Brahim Alaoui. Deux hommes qui se connaissent depuis longtemps… « J’ai rencontré Yacouba en 1994, raconte Brahim Alaoui. À l’époque, pour l’Institut du monde arabe, j’avais mis en place un commissariat croisé en demandant à deux artistes – Abdoulaye Konaté, du Mali, et Farid Belkahia, du Maroc – de parcourir la partie du continent dont ils n’étaient pas originaires… Du coup, quand les deux Konaté ont lancé ce projet, ils ont naturellement pensé à moi. Je ne pouvais qu’accepter. Nous nous sommes retrouvés fin juin 2018 à Casablanca, avec une dizaine d’artistes, et nous avons commencé à débattre – c’est à ce moment que l’idée a pris forme dans ses différentes dimensions. »
« Prête-moi ton rêve », à Casablanca, Villa d’Anfa, jusqu’au 31 juillet
Je souhaite que tous les Africains qui ont des compétences dans quelque domaine que ce soit rendent quelque chose à l’Afrique
Le constat que dresse Yacouba Konaté dans son introduction à l’exposition est lucide et sans appel : « Trop souvent, les trajectoires d’artistes relevant de l’Afrique se sont construites au fil d’expositions organisées à Paris, Berlin, Londres, New York… Trop souvent, des expositions citant l’Afrique. Des expositions convoquant des artistes du continent. Des expositions ni vues ni connues en Afrique. Des expositions qui concernent l’Afrique. […] Comme des fantômes, ces événements nous hantent. Et s’installe l’impression lancinante d’un oubli de l’Afrique comme scène. »
Le plasticien Barthélémy Toguo ne dit pas autre chose quand il s’exclame, avec la verve qui est la sienne : « En Afrique, on envoie les enfants à l’école pour qu’ils deviennent ministres. Quand j’étais petit, il n’y avait pas d’école des beaux-arts. Le président avait compris qu’une école des beaux-arts, c’est donner la liberté aux gens, c’est dangereux… » Fort de son succès, l’artiste qu’il est devenu depuis a créé son propre centre, Bandjoun Station, en milieu rural, au Cameroun. « Tout est en Europe ! poursuit-il. J’ai voulu bâtir un lieu physique, sur le continent, où les artistes peuvent venir et réaliser des projets avec leurs pairs du monde entier. Je souhaite que tous les Africains qui ont des compétences dans quelque domaine que ce soit rendent quelque chose à l’Afrique. »
Passer le témoin
Ainsi, pour les maîtres reconnus qui participent au projet « Prête-moi ton rêve », il s’agit avant tout d’allumer le flambeau d’autres artistes pour qu’ils puissent à leur tour le passer. « Ce projet, c’est une tentative pour documenter l’histoire et l’actualité de l’art dans notre espace culturel, explique Yacouba Konaté. Rendre compte de quelques trajectoires – des success-stories – qui donnent des raisons d’espérer est un moyen de le faire. » Pour l’ensemble des acteurs engagés dans l’aventure, des événements comme la Biennale de Dakar, les Rencontres de Bamako et les quelques foires d’art demeurent trop rares sur le continent pour dire la diversité de la créativité contemporaine.
Il s’agit pour nous d’assurer la transmission, de réécrire l’histoire de l’art et de réfléchir à son avenir
De même que ne sont pas encore assez nombreux musées, fondations et galeries. « Il s’agit pour nous d’assurer la transmission, de réécrire l’histoire de l’art et de réfléchir à son avenir en matière de production, de diffusion, de marché, poursuit Brahim Alaoui. Les artistes que nous présentons ont pénétré le marché de l’art occidental, mais le public en Afrique ne connaît pas leurs œuvres et n’a que rarement l’occasion de les découvrir ! Le projet est un laboratoire de nomadisme culturel qui va évoluer au fur et à mesure de son itinérance. » Prochaines étapes prévues : Abidjan, Dakar, Lagos, Addis-Abeba, Cape Town et Marrakech.

Confiance dans le couple, une oeuvre du Sénégalais Soly Cissé. © FOUAD MAAZOUZ
Mais il ne s’agit pas seulement de promener une centaine d’œuvres à travers l’Afrique. Chaque bivouac s’accompagnera d’un coup de pouce à la jeune scène locale. Les galeries seront incitées à profiter de l’aubaine, et, surtout, une carte blanche sera offerte à un(e) jeune commissaire local(e). À Casablanca, la plupart des galeries de la place ont joué le jeu de la thématique panafricaine (L’Atelier 21, So Art Gallery, Shart Gallery, Loft Gallery, etc.), et la carte blanche a été confiée à une ancienne journaliste du magazine d’art marocain Dyptik, Syham Weigant.
Fine connaisseuse de la scène de son pays, cette dernière a réuni quatre artistes marocains (Mohamed El Baz, Yassine Balbzioui, Hicham Berrada, M’Barek Bouhchichi) dans le centre d’art Rue de Tanger, au cœur de la médina. « “Vertiges de l’amour” est dédiée à la mémoire de la commissaire Bisi Silva, souligne-t-elle, mettant implicitement l’accent sur l’idée de transmission. À Abomey, en 2012, nous nous étions étonnées que l’on parle sans arrêt de migrations, d’identité, de politique, alors qu’on aimerait parler d’amour et de sexe. J’ai donc choisi quatre hommes issus d’une société machiste et qui s’emparent de thèmes que l’on dit habituellement réservés aux femmes. J’ai été conseillée par Brahim Alaoui et par Yacouba Konaté. J’aime beaucoup ce lien transgénérationnel avec les anciens, nos sherpas. Cela en dit beaucoup sur notre continent. »
Hommage à Farid Belkahia
D’ailleurs, le projet « Prête-moi ton rêve » s’accompagne d’une grande exposition en hommage à l’un des maîtres marocains, Farid Belkahia (« Belkahia contemporain », à l’Artorium, Espace d’art TGCC, jusqu’au 26 juillet), avant la grande rétrospective prévue au Centre Pompidou (France) en 2020. La transmission, maître mot d’un projet qui se veut résolument panafricain. « L’un des enjeux, c’est de reconstituer le Sahara comme une zone de passage et non comme une frontière », ajoute Yacouba Konaté.
Dès lors, rien d’étonnant dans le fait qu’il voie le jour au Maroc, pays dont le souverain a engagé, voilà plusieurs années, une intense politique d’échanges Sud-Sud. Soutenue par l’Office chérifien des phosphates, la Royal Air Maroc et la TGCC, la FDCCA a eu besoin d’environ 400 000 euros pour financer son étape casablancaise et table sur un budget de 200 000 euros pour chacune de ses autres destinations. « L’Afrique d’aujourd’hui veut se prendre en charge dans tous les domaines », affirme Brahim Alaoui. La question reste de savoir si les pays concernés voudront s’impliquer comme le Maroc dans ce rêve panafricain.
Pendant ce temps-là, au Cameroun…
Mentor de toute une génération de commissaires d’exposition, Simon Njami a lancé en 2018, lors de la 3e édition de la Biennale de Kampala (Ouganda) – « The Studio » -, l’idée d’inviter les grands maîtres africains à partager leur expérience. Sept artistes, dont Abdoulaye Konaté, avaient alors ouvert leur « studio » à des créateurs moins expérimentés, dans la perspective d’échanges entre maîtres et apprentis.
Alors que cette idée est reprise par l’exposition itinérante « Prête-moi ton rêve », Simon Njami propose de son côté une exposition baptisée « Aujourd’hui » au musée national du Cameroun, où il entend interroger le temps – passé, présent, avenir – de son pays dans l’ancien palais présidentiel, espace « où l’on se cogne au passé à tous les angles ». Une occasion rare de voir réunis les principaux créateurs de la scène camerounaise : Bili Bidjocka, Samuel Fosso, Angèle Etoundi Essamba, Pascale Marthine Tayou, Barthélémy Toguo, Maurice Pefura, etc.