Leïla Kilani : « Au Maroc, les réactions à ‘Sur la planche’ sont passionnelles »

Après deux documentaires remarqués, la réalisatrice marocaine Leïla Kilani se lance dans la fiction. Film coup-de-poing, « Sur la planche » explore la part d’ombre de Tanger et raconte le difficile combat pour survivre d’un quator de jeunes filles.

La réalisatrice marocaine Leïla Kilani revendique le droit d’interpeller le spectateur. © Véronique Besnard, pour J.A.

La réalisatrice marocaine Leïla Kilani revendique le droit d’interpeller le spectateur. © Véronique Besnard, pour J.A.

Renaud de Rochebrune

Publié le 6 février 2012 Lecture : 6 minutes.

« Je ne vole pas, je me rembourse ; je ne me prostitue pas, je m’invite ; je ne mens pas, je suis juste en avance sur la vérité : la mienne. » Dès le début de Sur la planche, avec cette déclaration de Badia, la meneuse d’un quatuor d’ouvrières qui, la nuit, versent dans la délinquance, le spectateur sait qu’il ne va pas voir un film romantique, mais une oeuvre dérangeante. L’action se déroule autour du port de Tanger, où survivent, dans un état de tension permanente, des postadolescentes employées dans un atelier de décorticage des crevettes ou, pour les mieux loties, dans une usine de confection. Badia, qui fait partie des premières, est en permanence à fleur de peau. Subversive, excessive, elle monte coup tordu sur coup tordu pour ne pas renoncer à vivre ses rêves sans entraves. Et tant pis pour les bien-pensants !

Première fiction de Leïla Kilani, ce film coup-de-poing ne nous invite pas à visiter le Tanger des touristes… Sensation de la Quinzaine des réalisateurs lors du dernier Festival de Cannes, il confirme que son auteure est l’un des grands espoirs du cinéma marocain. Ce dont on se doutait depuis Tanger, le rêve des brûleurs (2003) et Nos lieux interdits (2008, voir l’affiche ci-dessous), deux documentaires incisifs.

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À 40 ans, Leïla Kilani est une femme décidée et presque aussi « speedée » que ses personnages. Passionnée par les images, mais détestant les clichés, elle fait entendre une voix singulière dans l’univers du septième art. Certains, non sans raison, comparent déjà Sur la planche aux longs-métrages des frères Dardenne. On attend avec impatience ses prochains films pour vérifier que le compliment, comme on le pense, n’est pas usurpé.

Jeune Afrique : Comment a été reçu Sur la planche, notamment au Maroc ?

Leïla Kilani : Les réactions sont épidermiques, passionnelles. Qu’ils soient pour ou contre, les spectateurs se sentent engagés après avoir vu le film, plus encore que ce ne fut le cas pour mes documentaires. L’identification, l’adhésion, l’envie de défendre ou de rejeter sont incroyablement fortes.

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L’adhésion ou le rejet concernent-ils les personnages ou la situation décrite ?

Ce qui crée le clivage, c’est le personnage de Badia. Qu’on l’accepte ou qu’on la rejette, qu’on l’aime ou qu’on la déteste, c’est toujours sans nuance, et cela rejaillit sur la façon dont on reçoit le film. C’est très éprouvant, mais aussi très troublant et même émouvant pour moi de voir que ce film provoque des réactions aussi radicales. Comme s’il devenait un objet autonome.

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Quand on rejette Badia, c’est avant tout pour son amoralisme ?

L’expression qui revient le plus, c’est : « Je ne la supporte pas. » Et si on donne une explication, ce sera : je la trouve « pas morale », « hargneuse », « pas gentille ». C’est vrai que Sur la planche n’est pas un film gentil. Moi, je trouve que Badia est un personnage humain qui a sa morale, une morale bricolée, comme on le voit quand elle refuse certaines propositions. Intuitivement, elle s’interroge sur ce que c’est qu’un individu. Ce qui la conduit à une révolte d’une violence sans nom, difficile à accepter. Après une avant-­première, j’ai entendu dire : « Je n’aimais ni le film ni le personnage, mais l’odeur des crevettes me collait à la peau et je n’ai pas pu partir. » Ce n’est que dans un second temps qu’on m’adresse des critiques moins superficielles. Notamment que le personnage pourrait être moins ambigu, plus positif. Mais moi, je défends mes partis pris. Je voulais que l’on se sente interpellé.

Vous dites ne tourner que dans l’urgence. Quelle urgence y avait-il à faire ce film ?

Je souhaitais évoquer, sans orientalisme ni esthétisme, l’injonction de la normalité sociale vis-à-vis de la femme arabe – et comment on peut la refuser.

C’est une interrogation sur les transformations de ma ville, Tanger. Je voulais raconter ce port-là, ces filles-là. Je souhaitais évoquer, sans orientalisme ni esthétisme, l’injonction de la normalité sociale vis-à-vis de la femme arabe – et comment on peut la refuser. C’est un film sur la rage de vivre.

La Fureur de vivre sans James Dean et à la mode marocaine ?

Pourquoi pas ! J’aime dans le cinéma que nous proposent les États-Unis son rapport au temps contemporain, sa volonté de le traiter par les images et de créer ainsi une mise en scène politique de l’univers américain. Créer ses propres images pour rendre compte de sa civilisation dans le monde actuel, voilà qui définit ce que je veux faire.

Nouzha Akel joue le rôle de Nawal dans Sur la planche.

© D.R.

C’est la première fois que vous passez du documentaire à la fiction. C’est une rupture ou une continuité ?

Une continuité, même s’il y a une ligne de partage. La différence essentielle concerne la direction des acteurs, l’écriture du scénario, le travail sur les décors. Le documentaire, c’est la recherche d’un état de grâce avec des individus qui ont conclu un contrat avec vous pour incarner leur personnage, ce qui est radicalement différent de ce qui se passe avec un acteur rémunéré pour une fiction. Dans un documentaire, on entre dans un cadre prédéfini, on ne crée pas le cadre.

Vous décrivez cependant dans Sur la planche l’univers bien particulier des ouvrières de la zone franche de Tanger.

Je n’ai pas voulu faire un film sur les ouvrières. Il s’agissait d’aller ailleurs. De raconter des trajectoires. Je me suis inspirée d’une dépêche, lue dans un journal marocain, sur l’arrestation d’un gang de filles, à moitié ouvrières, à moitié prostituées. Je me suis documentée, même si je ne cherchais pas à faire un film particulièrement réaliste.

Si Sur la planche n’est pas un film sur les ouvrières, c’est tout de même un film politique et social ?

Ce n’est pas un film sur le travail tel qu’on l’envisage depuis le XIXe siècle et la révolution industrielle, c’est un film sur les changements dans le monde contemporain et sur ce que signifie le terme « village global ». J’ai été fascinée par ces crevettes pêchées en mer du Nord, décortiquées à Tanger et vendues partout dans le monde. Cette mutation qui touche tous les pays de la planète est pour moi éminemment politique. Tout comme l’évolution de la cellule familiale – et cette libération ambiguë des femmes par un travail qualifié d’émancipateur.

La révolte des ouvrières du film est plutôt identitaire, subjective, individualiste…

Ces révoltes peuvent s’agglomérer ! Dans le film, tourné avant le Printemps arabe, on assiste à un suicide social des personnages. Elles disent : ici et maintenant, il n’est pas possible de me réaliser. Ce qui peut paraître annonciateur de ce qui s’est produit dans le monde arabe. Je pense notamment aux immolations. Les jeunes disent que dans l’espace politique actuel ils ne peuvent que brûler leur identité. Cette fureur, celle qu’on voit dans le film, est politique.

Un film prémonitoire ?

Je n’ai pas réalisé un film prémonitoire. Je ne savais pas, bien sûr, ce qui se passerait ensuite. Mais décrire nos sociétés au sein desquelles les problèmes politiques ne sont pris en charge par personne, c’est laisser entendre que cela ne peut qu’exploser. Il n’y a pas besoin de lire dans le marc de café pour repérer cette colère.

Une colère qui ne débouche pas sur grand-chose, ou bien sur une victoire électorale des islamistes qui ne plairait guère aux héroïnes de votre film…

On ne peut pas dire que cela ne débouche pas sur grand-chose. Les révoltes démontrent qu’il faut redéfinir le contrat collectif. Mais il ne faut pas verser dans l’angélisme et croire que les changements vont se produire d’un coup. Quant aux islamistes, ce sont des gens qui ont occupé le terrain, alors que les autres partis le désertaient. Leur victoire était attendue et annoncée depuis longtemps au Maroc. Cela va contraindre tout le monde à redéfinir sa position et les mettre, eux, à l’épreuve.

Vos héroïnes sont manifestement pessimistes. Partagez-vous ce pessimisme ?

Leur pessimisme ? Je ne trouve pas qu’elles sont pessimistes. Ce sont des punkettes adolescentes, mais pas du genre no future. Elles veulent vivre ! Elles sont magnétiques, incandescentes, réactives, contestataires, éveillées, intelligentes. Elles viennent d’un univers noir, mais leur vision du monde ne l’est pas. Elles sont enfermées dans une ville et dans un corps où elles sont à l’étroit. Elles essaient de s’échapper, de muer. Pour le reste, je n’ai jamais eu à connaître les situations critiques qu’elles connaissent. J’aime mes personnages, mais il n’y a pas d’identification. À aucun point de vue. 

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Propos recueillis par Renaud de Rochebrune

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