[Tribune] RDC : le « Minembwegate » ou l’antienne de la « balkanisation »

L’installation en grande pompe du bourgmestre de Minembwe, commune du Sud-Kivu théâtre de tensions entre Banyamulenge rwandophones et Babembe « autochtones », divise. Tentative d’apaisement pour les uns, provocation pour les autres… Le débat sur un potentiel démantèlement de l’Est ressurgit.

Des personnes déplacées de la communauté bafuliru se tiennent au milieu des abris de fortune du camp de Bijombo, dans la province du Sud-Kivu (Est de la RDC), le 8 octobre 2020. © ALEXIS HUGUET/AFP

Des personnes déplacées de la communauté bafuliru se tiennent au milieu des abris de fortune du camp de Bijombo, dans la province du Sud-Kivu (Est de la RDC), le 8 octobre 2020. © ALEXIS HUGUET/AFP

Judith Verweijen
  • Judith Verweijen

    Maîtresse de conférences au département de politique et de relations internationales de l’université de Sheffield (Royaume-Uni). Elle collabore notamment au projet Kivu Security Tracker.

Publié le 28 octobre 2020 Lecture : 5 minutes.

Le 28 septembre, une délégation politique, militaire et diplomatique de haut niveau a assisté à la cérémonie d’installation du bourgmestre de la commune rurale de Minembwe – une entité de gouvernance locale non coutumière –, située sur les hauts plateaux de la province du Sud-Kivu, dans l’Est de la RDC. Alors que le bourgmestre avait pris ses fonctions depuis sa nomination en février 2019, cette cérémonie a causé un choc et suscité des débats animés à travers la société congolaise, diaspora comprise.

Dans les jours qui ont suivi, les parlementaires ont interpellé Azarias Ruberwa, le ministre de la Décentralisation, jugé responsable de la création de cette commune malgré des irrégularités de procédure. Des militants du Sud-Kivu ont également organisé un sit-in devant le bureau du Premier ministre, à Kinshasa. Même l’Église catholique, en particulier l’évêque d’Uvira, et la plus grande Église protestante du pays se sont senties obligées de prendre position.

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Cette intense mobilisation a obligé le président Tshisekedi à prendre la parole. Le 8 octobre, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue à Goma, il a donc annoncé la suspension temporaire de l’installation de la commune et la création d’une commission scientifique chargée d’examiner la question.

Comment la cérémonie d’installation d’une commune locale a-t-elle pu créer une telle agitation nationale ? Lorsqu’on analyse le langage utilisé pour la dénoncer, la réponse devient immédiatement plus claire : Minembwe évoque le spectre de la « balkanisation » qui fait régulièrement surface dans le débat politique congolais.

Des « envahisseurs »

La création de la commune est considérée comme une tentative des Banyamulenge, un peuple parlant le kinyarwanda et généralement considéré comme « tutsi », de dominer la gouvernance locale dans la région. Il s’agirait donc de la première étape d’un plan visant à démembrer la RDC en annexant des parties de l’Est congolais aux pays voisins, en particulier le Rwanda, afin de créer un prétendu empire « Hema/Tutsi ».

Dans ce projet, les Banyamulenge apparaissent comme des « étrangers » ou des « envahisseurs » qui tentent d’usurper la terre et l’autorité locale de groupes qui se considèrent comme « autochtones » dans la région. Le discours de balkanisation va donc de pair avec la remise en cause du statut des Banyamulenge en tant que citoyens congolais.

Le spectre de la balkanisation a une longue histoire en RDC

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Le spectre de la balkanisation a une longue histoire en RDC. Il serait apparu dans les années 1960, dans un Congo tout juste indépendant, lorsque les provinces du Katanga et du Kasaï ont fait sécession. À l’époque, la balkanisation a été associée à l’impérialisme avec la sécession du Katanga sous l’influence de l’ancien colon belge. Dans les années 1990, ce discours a refait surface dans le cadre d’une concurrence politique et de troubles accrus à la suite de l’annonce d’une transition – jamais réalisée – vers la démocratie multipartite au Zaïre. Le Haut conseil de la République – Parlement de Transition, un organe élu qui devait ouvrir la voie à un nouveau régime politique, est devenue une plateforme cruciale pour sa diffusion.

La débat actuel autour de Minembwe fait fortement écho aux arguments et au langage des politiques du milieu des années 1990. Depuis près de trois décennies maintenant, les mêmes discours sont recyclés, et ce, comme le montre le débat sur l’affaire Minembwe, avec la même efficacité politique. Comment l’expliquer ?

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Un slogan de ralliement attrayant

Le discours sur la balkanisation présente un certain nombre de caractéristiques qui en font un slogan de ralliement attrayant.

Tout d’abord, il est simple ; il fournit une explication monocausale claire au malaise politique et économique de la RDC, en occultant le fait qu’il est le produit d’un ensemble complexe de facteurs.

En outre, il rejette la responsabilité des problèmes du pays sur les « étrangers » et les « outsiders », détournant ainsi l’attention des hommes politiques et des décideurs congolais. En outre, il concentre l’attention sur les questions liées à l’identité, bloquant ainsi les débats sur les réformes socio-économiques indispensables dans l’un des pays les plus pauvres du continent. Ce qui n’est pas sans rappeler comment s’en prendre à l’immigration est devenu un moyen commode d’éviter d’évoquer – et de réparer – les effets socioéconomiques désastreux des réformes néolibérales en Europe.

Un schéma moral simple, qui associe les « étrangers » au « mal »

Le discours sur la balkanisation est toujours utilisé également en raison de son fort attrait émotionnel et parce qu’il garantit donc presque un impact sur les esprits : il fait appel à des sentiments d’appartenance ethnique profondément enracinés et invoque un schéma moral simple, qui associe les « étrangers » au « mal » et les populations « autochtones » au « bien ».

En outre, il évoque les traumatismes des violences liées aux guerres du Congo et aux épisodes ultérieurs de conflits armés, où l’ingérence militaire des pays voisins a joué un rôle crucial. Dans le cas spécifique de Minembwe, l’argument de la balkanisation évoque également les craintes d’érosion de l’autorité coutumière, qui intervient au niveau de l’identité, les chefs régnant sur des groupes ethniques et des territoires spécifiques.

En raison de son fort potentiel de mobilisation et de l’explication simple – bien qu’imparfaite – qu’il offre, le discours sur la balkanisation fait surface à une époque où incertitude et concurrence politiques se combinent. L’impasse actuelle, liée à la cohabitation difficile entre le Cach [Cap pour le changement] du président Tshisekedi et le FCC [Front commun pour le Congo], la plateforme de l’ancien président Kabila, et à leur lutte pour le pouvoir, l’illustre. Comme lors de la transition annoncée dans les années 1990, les promesses de réforme politique et en particulier d’un système davantage pluraliste restent encore à tenir.

Un argument pour discréditer et mobilier

En cette période d’instabilité, l’argument de la balkanisation sert d’arme pour faire pression sur les opposants et les discréditer. Il permet également de démontrer son pouvoir en suscitant une mobilisation populaire. Cela ne veut pas dire qu’il est toujours déployé de manière délibérée et calculatrice, mais que les circonstances politiques incitent à l’utiliser.

Ce schéma restera d’actualité dans un avenir proche. L’impasse politique actuelle semble s’inscrire parfaitement dans un positionnement (pré-)électoral, garantissant à la fois la concurrence et l’incertitude politiques. De véritables réformes socioéconomiques ne sont pour l’instant pas perceptibles, ce qui encourage les élites à maintenir l’attention sur les questions d’identité. Pour la même raison, la notion de citoyenneté « civique » est lente à s’imposer.

Enfin, l’ingérence militaire des pays voisins demeure une réalité, ce qui donne du crédit au discours sur la balkanisation. On peut donc s’attendre à ce que les mêmes discours politiques continuent d’être recyclés.

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