Des Bukhara aux FAR, la perpétuelle marche en avant de l’armée marocaine

Partenariat avec Israël pour fabriquer des drones, exercice international African Lion… Le secteur de la défense est sous les feux de l’actualité au Maroc. De fait, tout au long de son histoire, le royaume toujours accordé une attention particulière à son armée.

La bataille des Trois Rois (1578). © DR

La bataille des Trois Rois (1578). © DR

Publié le 23 mai 2024 Lecture : 6 minutes.

D’emblée une précision historique s’impose : si l’on met de côté le cas très particulier de l’Éthiopie, le Maroc fut, au début du XXe siècle, le dernier pays africain à tomber dans l’escarcelle des Occidentaux. Jamais avant 1912 le royaume n’avait été sous le joug d’une occupation étrangère – peut-être parce que les sultans avaient toujours accordé une attention particulière à l’institution militaire.

L’histoire de l’armée chérifienne commence, en toute rigueur, au XVIIe siècle, sous le règne des Alaouites (même s’il existait au siècle précédent, sous la dynastie saadienne, une force militaire non négligeable). C’est sous cette dynastie que le Maroc remporte la plus importante bataille de son histoire : celle des Trois Rois, en 1578. Un épisode constitutif de la mémoire nationale contemporaine, comme le souligne l’historienne Lucette Valensi dans son essai Fables de la mémoire : « C’est dans ce contexte que s’inscrit l’initiative d’Allal el-Fassi [fondateur du Parti de l’indépendance], au début de 1957. Il visite alors la région de Larache et Ksar el-Kébir, et prépare la célébration de la bataille de Wâd al-Makhâzin [bataille des Trois Rois] pour l’été suivant. […] Il inaugure ainsi une pratique qui devait se répéter, offrant de cet événement une lecture moins historique que polémique et politique. »

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En d’autres termes, au lendemain de l’indépendance du Maroc, le leader indépendantiste instaure une commémoration nationale qui, jusqu’à la Marche Verte, en 1975, sera la principale célébration mémorielle de la nation marocaine.

Moulay Ismaïl et sa garde prétorienne noire

C’est sous Moulay Ismaïl, probablement l’un des souverains chérifiens les plus en vue dans la construction du Maroc moderne précolonial, que l’armée prend vraiment corps. « Moulay Ismaïl réorganisa l’armée marocaine […]. Elle était composé de trois éléments : les contingents noirs, ou abids, les unités fournies par les tribus guich […] et les renégats », assure l’historien Bernard Lugan dans son Histoire du Maroc. Des « renégats » qui étaient déjà très actifs sous les Saadiens, notamment comme artilleurs.

Les annales retiennent de Moulay Ismaïl son idée de constituer un corps d’élite fait exclusivement de Marocains noirs : les Bukhara (ou prétoriens noirs). Il tiennent leur nom d’un célèbre exégète du IXe siècle, Al-Bukhari, auteur d’un recueil de hadiths sur lequel les combattants prêtaient serment. L’idée d’une force spéciale composée d’anciens esclaves remonte en réalité aux Almoravides (1042-1147).

Moulay Ismaïl règne plus d’un demi-siècle, et, à sa mort, en 1727, l’effectif des Bukhara atteint 150 000 ­hommes. Ces derniers ont permis de pacifier le pays et de le sécuriser grâce à la répartition d’unités dans les principales kasbahs des grandes villes, de la Moulouya, à l’Est, jusqu’au Oued Noun, aux lisières du Sahara. Durant la soumission de l’Atlas, le souverain a fait élever à chaque étape un fortin occupé par des Bukhara.

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La bataille d’Isly, en 1844, marque une nouvelle étape vers la constitution d’une armée de métier. Cette défaite des troupes chérifiennes face à l’Armée d’Afrique commandée par le général français Bugeaud, dans les environs d’Oujda, est vécue comme un drame national. Au lendemain de cette déconfiture, le sultan Moulay Abderrahmane (1822-1859) décide d’engager des réformes institutionnelles urgentes. Elles seront menées à bien par ses successeurs, et notamment par le sultan Moulay Hassan (1873-1894). Quelle a donc été son action dans la modernisation des troupes marocaines ?

Premier élément de taille : le recours à des instructeurs occidentaux. « Si Hassan Ier fit appel aux Anglais pour moderniser l’infanterie, c’est aux Français qu’il s’adressa, dans un souci d’équilibre, pour améliorer le niveau de l’artillerie. En 1878 arrivait une mission d’instructeurs dirigée par le commandant Jules Erckmann », raconte l’historien Abdallah Laroui. L’officier français mettra sur pied les premières batteries attelées, qui seront beaucoup utilisées dans les mehallas, ces expéditions militaires très nombreuses sous le règne de Moulay Hassan.

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Autre instructeur auquel fera appel le souverain chérifien : le Britannique Harry MacLean. Avec son frère, celui-ci est chargé d’instruire vingt bataillons de l’armée, dans un esprit de modernisation des troupes, l’idée étant de s’aligner sur l’équipement, la stratégie et les tactiques des armées européennes. Le militaire écossais s’emploie donc à former un nouveau corps de militaires vêtu et entraîné à l’occidentale : les harraba. Ce régiment est commandé par 180 officiers et sous-officiers instruits dans divers pays européens. « À partir de 1883, il commença à envoyer en Allemagne, en France et en Belgique de jeunes officiers, soit pour suivre un cours d’apprentissage de courte durée, soit pour se familiariser avec le nouvel armement acheté en Europe ; en 1887, cent quarante-quatre étaient déjà en service », précise Abdallah Laroui dans Esquisses historiques.

L’armée marocaine supplétive de l’armée française

Avec l’instauration du protectorat, en 1912, la donne change du tout au tout. L’armée marocaine n’est plus qu’une force supplétive qui appuie l’Armée d’Afrique dans ses déploiements, notamment durant les deux guerres mondiales. Ces corps nord-africains sont immortalisés par les fameux tirailleurs ainsi que les spahis, les goums et les goumiers, qui font partie de l’armée de l’empire français.

« Le corps des tirailleurs marocains, l’un des plus redoutables de l’armée coloniale française, trouve son origine dans les formations de circonstances mises sur pied en juin 1912 par le général Moinier, commandant des troupes françaises au Maroc, et appelées troupes auxiliaires marocaines », explique l’historien militaire Anthony Clayton dans Histoire de l’armée française en Afrique, 1830-1962. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, on compte huit bataillons marocains, dont deux, le 9e et le 10e R.T.M., sont mis sur pied au tout début des hostilités.

Après le conflit mondial vient une période de transition mouvementée, qui correspond in fine à une résistance politique, puis armée, des militants indépendantistes contre les forces coloniales. Au travers de cet affrontement se dessinent les prémices d’une future armée nationale avec les membres de l’ALM (Armée de libération marocaine). Celle-ci est active dès 1955 dans les périphéries montagneuses du pays : Rif et Atlas. Elle est en majorité gonflée par des tirailleurs et des goumiers marocains déserteurs, dont le savoir-faire opérationnel non-négligeable est ainsi mis à la disposition de la résistance marocaine.

Avec l’indépendance, l’ALM va progressivement se dissoudre dans la nouvelle armée nationale du Maroc. Ce que raconte le correspondant du journal Le Monde, Jean Lefèvre, dans un article du 17 juillet 1956, soit quatre mois après l’indépendance du pays : « Béret vert sur la tête, passe-montagne dans la poche, deux mille hommes de l’ “Armée de libération” ont défilé dimanche devant le sultan et son gouvernement, dans le petit port de Nador, en ancienne zone espagnole, à côté du préside de Melilla. Est-ce vraiment la fin de l’histoire de cette armée, jetant son cri de victoire avant de “rentrer dans le rang” ? Cette intégration dans les forces royales ne semble toucher pour l’instant que 50% de l’ensemble des effectifs disséminés dans le pays ; il reste, d’autre part, à définir l’esprit dans lequel doit se faire cette intégration. » Le journaliste s’interroge à juste titre : à l’époque, une partie des membres de l’ALM rejoint les Algériens dans leur lutte contre la France.

Mohamed Oufkir au service de la France

Le 9 juillet 1957, le roi Mohammed V confie à son fils, le prince héritier Moulay Hassan, la délicate mission de mettre sur pied les FAR (Forces armées royales). L’historien Pierre Vermeren assure que « le passage des goumiers de l’armée coloniale aux FAR a été réalisé sans difficulté à l’été 1956 et, jusqu’à nos jours, les hommes du Moyen-Atlas constituent largement l’ossature de l’armée ». On retrouvera d’ailleurs à la tête des FAR nombre d’anciens officiers marocains ayant servi la France, tels que Mohamed Oufkir.

Dans les années 1970, les FAR constituent, avec 200 000 hommes, la plus grosse armée du Maghreb. Mais, alors que l’Algérie se livre à une course aux armements, cette hiérarchie sera vite chamboulée. En 2024, l’Armée nationale populaire d’Algérie est d’ailleurs la première, au moins en termes d’effectifs, en Afrique du Nord. Et le temps semble aujourd’hui bien loin où tirailleurs marocains et algériens faisaient ensemble le coup de feu, unis sous la même bannière bleu-blanc-rouge.

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