Féminicides en Tunisie : la fin d’un tabou ?

Un rapport publié début mai par plusieurs associations féministes fait état de 25 féminicides en Tunisie en 2023, et neuf depuis le début de 2024. Des meurtres de plus en plus médiatisés, mais qu’une partie de la société a encore trop tendance à banaliser.

Manifestation contre les violences faites aux femmes, le 10 décembre 2021, à Tunis. © Mandatory Credit: Photo by NOUREDDINE AHMED/Shutterstock

Manifestation contre les violences faites aux femmes, le 10 décembre 2021, à Tunis. © Mandatory Credit: Photo by NOUREDDINE AHMED/Shutterstock

Publié le 22 mai 2024 Lecture : 5 minutes.

Quarante ans de prison pour avoir tué sa femme par balles. Le 5 mars 2024, l’alourdissement en appel de la condamnation de l’époux de Refka Cherni, tuée en mai 2021, a marqué un tournant symbolique dans la reconnaissance des féminicides en Tunisie.

Jamais un verdict n’avait été aussi sévère pour l’auteur d’un crime contre une femme. Et pour cause, l’affaire avait profondément choqué l’opinion publique, car Refka Cherni avait porté plainte à plusieurs reprises contre son époux pour violences.

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Pourtant, malgré cette victoire emblématique, les féminicides « restent des morts annoncées ou attendues », commente Nabila Hamza, militante au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Dans un rapport publié jeudi 9 mai, les ONG Aswat Nissa et Femme et Citoyenneté au Kef dénoncent le chiffre alarmant de 25 féminicides en 2023. Cette statistique a quadruplé en cinq ans : on recensait 6 cas en 2018, selon un rapport du ministère de la Femme et de la Famille publié en novembre dernier.

52 % des victimes sont des femmes mariées

Une augmentation qui doit être analysée avec nuance, selon Nabila Hamza, car « le manque de données officielles sur le sujet fait défaut ». « Le phénomène des féminicides en tant que tel n’est reconnu que depuis récemment par les autorités, poursuit-elle, et les associations ne font souvent le recensement que des cas signalés ou médiatisés. Nous n’avons pas, par exemple, de données claires du ministère de l’Intérieur faisant la différence entre les meurtres de femmes ou d’hommes. »

En Tunisie, le phénomène reste néanmoins alarmant, selon la dernière étude des associations, qui signalent que 52 % des cas enregistrés sont des femmes mariées et que la grande majorité des victimes ne sont pas autonomes financièrement, « ce qui rend souvent difficile de prendre la décision de s’éloigner du mari violent, ou même de continuer la procédure en justice », explique Karima Brini, présidente de Femme et Citoyenneté au Kef et coauteure du rapport.

L’association a documenté plusieurs types de féminicides. « Parmi les victimes, on en retrouve 13 qui ont été tuées par leur mari, 3 par leur père, 4 par un proche, et 5 par un inconnu. Sept femmes ont été tuées de la même manière, c’est-à-dire poignardées avec des objets pointus, tandis que 3 ont été tuées par “massacre”, 6 par étouffement et 4 après avoir été frappées à la tête », peut-on lire dans le rapport.

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Des faits d’une brutalité extrême auxquels s’ajoute la mort par immolation de Wafa Essbii, au Kef, en 2022, battue et brûlée vive par son ex-mari, ainsi qu’un triple meurtre à Jbel Lahmar (banlieue de Tunis), en avril 2024. Un homme a tué son ex-femme, ainsi que la mère de cette dernière et son oncle maternel, à coups de couteau et de marteau. Dans les deux cas de féminicides, les femmes avaient divorcé et porté plainte à plusieurs reprises pour violences et menaces, avant et après le divorce.

La loi de 2017 demeure mal ou insuffisamment appliquée

Ces affaires témoignent d’un problème majeur mentionné dans le rapport sur les féminicides : les défaillances de la mise en application de la loi contre les violences, adoptée en 2017, et qui prévoit une batterie de mesures contre les maris violents.

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Sept ans après son vote, le bilan est mitigé, selon Nabila Hamza, qui relève de nombreux dysfonctionnements « dans tous les volets de la loi : prévention, prise en charge et protection, poursuites et punition des agresseurs. En conséquence, peu de femmes connaissent la loi et les droits qui leur sont accordés et les divers intervenants sont mal formés ».

Les ordonnances de protection délivrées par les juges de la famille, selon une procédure d’urgence, souffrent de lenteur. « Même s’il y a eu des mécanismes mis en place, des formations au sein de la police et de la justice, la création d’un Observatoire national des violences faites aux femmes, conformément à la loi, il y a encore de nombreux problèmes, à cause du manque de moyens mais aussi à cause des mentalités », explique la militante.

Pour elle – et le rapport des associations partage son point de vue –, le problème ne doit plus être seulement étudié à travers les défaillances juridiques, mais aussi sur le plan culturel et sociétal.

« Il faut que nous comprenions mieux les origines et les causes sociologiques des féminicides. Nous savons que, partout dans le monde, la recrudescence des violences faites aux femmes est en partie due à la dégradation de la situation économique. En Tunisie, c’est l’une des causes, mais il y aussi d’autres facteurs comme le conservatisme, les normes de la société patriarcale qui perdurent », ajoute-t-elle.

Dans le rapport des associations, les auteurs évoquent bien la permanence d’une culture de « tolérance » à l’égard des hommes violents envers les femmes, entretenue par un imaginaire collectif qui privilégie encore l’idée de « domination masculine » dans la société.

Les proches des victimes de féminicides ont aussi encore beaucoup de difficulté à témoigner à visage découvert car le phénomène reste vécu comme un « tabou » et un « motif de honte » pour les familles, selon Nabila Hamza, « car il relève de l’intime et de la sphère familiale et privée ».

« Un officier de police a justifié le meurtre de ma sœur »

Lors de la présentation du rapport des associations, des témoignages vidéo ont été diffusés montrant le récit du frère et de la mère de différentes victimes, anonymes. Dans ces témoignages, les deux proches évoquent le problème des mentalités conservatrices qui biaisent souvent le dépôt de la plainte et les nombreuses difficultés qui s’ensuivent pour obtenir justice une fois que le drame a eu lieu.

« Quand on lit les textes de loi, on a l’impression qu’ils sont efficaces et justes, mais si le policier en face de vous n’est pas formé ou convaincu par la loi, cela devient compliqué », explique le frère d’une victime dans le témoignage vidéo. « Je me suis même retrouvé face à un officier de police qui a justifié le meurtre de ma sœur en disant que si elle n’avait pas autant poussé à bout son mari, il ne l’aurait peut-être pas tuée. Il ne voyait pas du tout l’époux comme un criminel », ajoute-t-il.

La mère d’une autre victime, à Soliman, une ville côtière du Cap-Bon, explique qu’elle a passé beaucoup de temps au commissariat et au tribunal pour pouvoir obtenir une ordonnance de protection pour sa fille contre son époux violent mais que cela n’a pas empêché son meurtre.

« J’aimerais dire aux autres familles que même si la police ne semble pas coopérer avec eux, il ne faut pas cesser de dénoncer les violences, d’aller dans les médias, car si vous restez silencieux, il y a un risque que votre proche soit tuée », dit-elle aujourd’hui.

Dans l’immédiat, les associations féministes appellent à plus de coordination entre l’État et la société civile pour lutter contre les violences faites aux femmes et le phénomène des féminicides. Une cartographie interactive des féminicides en Tunisie devrait être publiée prochainement. « L’idée est de mettre des noms et de géocaliser tous les cas pour ne pas oublier ces femmes et montrer également l’ampleur du problème qui touche toutes les régions de la Tunisie », conclut Nabila Hamza, à l’origine de cette carte.

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