Tunisie : la nouvelle Constitution, cette bombe à retardement

Révélé le 30 juin, le projet de nouvelle Constitution est toujours aussi critiqué. Il serait notamment porteur de divisions et ne permettrait pas de rassurer les investisseurs.

Des milliers de Tunisiens inquiets réunis le 10 octobre 2021 à Tunis pour manifester contre les mesures exceptionnelles du président Kaïs Saïed. © NOUREDDINE AHMED/Shutterstock/SIPA

Skander Ounaies © DR
  • Skander Ounaies

    Professeur à l’université de Carthage. Ancien économiste au Fonds souverain du Koweït (KIA)

Publié le 13 juillet 2022 Lecture : 4 minutes.

Toute Constitution est le reflet sociétal et historique de la nation qui l’écrit. Ainsi, la « petite Constitution » polonaise du 17 octobre 1992 a été instaurée à la suite de la chute du mur de Berlin (1989) et de la sortie de la Pologne de l’espace communiste. Elle régulait les nouvelles dynamiques sociales et politiques qui se mettaient en place. Le Maroc, en 2011, quelques mois après des mouvements sociaux en lien avec le « printemps arabe », modifie  sa Constitution afin d’installer un nouvel équilibre des pouvoirs.

« Prêt-à-porter » constitutionnel

La nouvelle Constitution tunisienne proposée par le président Kaïs Saïed pourrait parfaitement s’appliquer à n’importe quel pays arabe et musulman de la planète. Il s’agit d’un « prêt-à-porter » élaboré par un groupe d’individus – le président, en « lider maximo », deux « conseillers », l’un se prenant pour un apprenti-révolutionnaire et se donnant le surnom de « Lénine », l’autre, frère du président, pour un  apprenti prophète – au vécu sociétal terriblement plat et pauvre, ayant une vision économique du monde qui s’est arrêtée aux idées des années 1960 et, apparemment, ne connaissant le monde extérieur qu’à travers les timbres-poste.

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Je pense que ces personnalités auraient souhaité vivre dans un État comme… l’Afghanistan, pays, comme chacun sait, des « lumières éternelles ». Mais le pays de leur rêve leur semblant trop éloigné, elles l’ont créée de toutes pièces. Ainsi commence l’entreprise de démolition de l’identité historique de la Tunisie, c’est-à-dire son appartenance à l’espace méditerranéen, berceau des civilisations tant vanté par l’historien Fernand Braudel. Ce trio en a-t-il au moins entendu parler ? Cette appartenance se devait d’être supprimée pour être allègrement remplacée par l’idée farfelue de la Oumma islamique.

Quel Tunisien ne reconnaît pas son appartenance au monde arabe et musulman ? Nous n’avons aucune leçon de piété à recevoir de gens qui, parfaits inconnus pour la société, ne peuvent se prévaloir d’aucune légitimité sur le plan historique mais qui désormais – geste populiste de bas étage – se font prendre en photo en train de prier.

Je lui demande de se poser la question suivante : « Que retiendra l’Histoire de mon passage à la tête de la Tunisie ? »

Par ailleurs, l’idée développée dans le texte est celle d’un islam rigoriste proche du salafisme, notamment en raison du fameux article 5, qui fait allusion à la charia, puisqu’il ne sera pas possible de comprendre les articles traitant des droits à la liberté sans référence à l’article en question. Cela exclut tout un pan historique et religieux de l’islam soufi en Tunisie, dont une très large majorité de Tunisiens – j’en fais partie –, toutes régions  et catégories sociales confondues, est adepte et qui se trouve ainsi totalement marginalisée.

Règne de l’arbitraire absolu

L’écriture d’une nouvelle Constitution pour la Tunisie aurait dû avoir pour ambitions premières de rétablir la gouvernabilité du pays, de le sortir de la vision volontairement faussée de la religion et, enfin et surtout, de réinstaurer un climat de confiance économique afin de relancer l’investissement puis, partant de là, la croissance et l’emploi. Or absolument rien de tout cela n’a été ni pensé ni écrit dans le texte final.

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Ainsi, la gouvernabilité est en grand danger, avec, dans le projet de Constitution, l’existence d’un système régional et territorial ambigu qui risque de faire resurgir les démons du régionalisme, hélas jamais complètement évanouis. Quant au volet économique, pour un pays dont les défis économiques sont lourds (chômage à près de 18 %, dette publique estimée à 87 % du PIB, inflation supérieure à 8 %, déficit courant estimé à 10 % du PIB pour 2022), l’absence de vision économique est réellement inquiétante, car elle dénote une inconscience totale des problèmes économiques du pays. Enfin, pour finir sur l’aspect « innovant » du projet, on retiendra ce point qui montre tout l’aveuglement et l’ignorance de l’Histoire de ceux qui ont pensé et écrit le texte :  le président de la République ne pourra jamais être mis en cause, il bénéficie d’une immunité « à vie ».  Il s’agit donc du règne potentiel de l’arbitraire absolu.

L’ancien président Ben Ali, du temps de son mandat en 2005, s’était arrogé une rente viagère opulente ; qu’en est-il aujourd’hui ? Je pense que le projet présidentiel de nouvelle Constitution aura certainement une incidence fortement clivante sur le peuple tunisien, qui s’apprête à faire face à une année 2023 porteuse de grandes incertitudes économiques (conséquences de la guerre en Ukraine) et financières (possibilité de défaut sur la dette publique). La question qui doit être posée est alors la suivante : en période d’incertitude et de tensions régionales et mondiales, le rôle d’un président est d’unifier son peuple face à l’adversité ; est-ce réellement le cas pour la Tunisie, avec ce nouveau texte ?

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Le concepteur de la nouvelle Constitution n’a, à mon sens, apporté au pays que la haine des uns pour les autres (riches/pauvres, villes/campagnes, littoral/intérieur), le déni de notre Histoire et de notre culture, et pour finir, a favorisé la persistance de la mentalité de l’éternel assisté, qui attend tout de l’État sans rien lui offrir en échange. Je lui demande de se poser la question suivante : « Que retiendra l’Histoire de mon passage à la tête de la Tunisie ? » Je leur laisse le soin, lui et ses « conseillers », d’y répondre, et d’en tirer rapidement les conclusions. Quant à nous, peuple tunisien, qui nous voulons uni et solidaire, comme pendant les moments incertains de la révolution de janvier 2011, nous refusons d’être les victimes expiatoires d’un scénario que nous n’avons pas choisi.

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