La Zone de libre-échange continentale, miracle ou mirage ?

Si l’accord sur la Zone de libre-échange continentale, signé à Kigali lors du sommet de l’Union africaine (UA), est un pas de plus vers l’émergence, l’Afrique doit encore trouver des alternatives à la mondialisation de type néolibéral. Une réflexion sur de vraies politiques d’industrialisation et sur le financement du développement est nécessaire.

Paul Kagamé, le président rwandais et actuel président de l’Union africaine, lors de la signature de l’accord instituant la Zone de libre-échange continentale africaine, le 21 mars à Kigali. © Stringer/AP/SIPA

Paul Kagamé, le président rwandais et actuel président de l’Union africaine, lors de la signature de l’accord instituant la Zone de libre-échange continentale africaine, le 21 mars à Kigali. © Stringer/AP/SIPA

Alioune Sall
  • Alioune Sall

    Alioune Sall est docteur en sociologie, directeur exécutif de l’Institut des futurs africains (IFA).

Publié le 18 avril 2018 Lecture : 5 minutes.

Tribune. Quarante chefs d’État, 44 pays sur les 54 membres de l’Union africaine (UA), tous réunis à leur initiative et non en réponse à l’invitation d’une puissance extra-africaine. Il fallait que l’événement fût vraiment important pour faire converger sur les collines verdoyantes de Kigali autant de monde. Les sommets de l’UA ne suscitent habituellement pas un tel engouement, mais celui du 21 mars avait à son ordre du jour un point exceptionnel : la signature du traité instituant la zone de libre-échange continentale (ZLEC).

Projet phare de l’Agenda 2063, celle-ci est, selon la Communauté économique africaine (CEA), susceptible de faire augmenter le commerce intra-africain de 53 %, en éliminant notamment les droits de douane et diverses autres barrières non tarifaires. Elle vaut bien une messe, ont dû se dire les chefs d’État. Car, par-delà leurs divergences, ils tiennent tous un discours commun sur l’intégration : ils la présentent comme une nécessité incontournable, un impératif de survie dans un monde où de méga-accords régionaux sont conclus, changeant le paysage global du commerce.

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L’Afrique doit parler d’une seule voix, affirment-ils, agir de façon concertée et à l’unisson. En se rendant à Kigali, ils se montrent donc cohérents.

Quelle célébration ?

Pourtant, à y regarder de plus près, un observateur critique pourrait se demander : mais que diantre y avait-il à célébrer à Kigali ? Un marché de plus de 1,2 milliard de consommateurs avec un PIB de 2,19 trillions de dollars ? Des incidences énormes sur l’emploi, la sécurité alimentaire, la compétitivité industrielle, la diversification économique et le commerce intra-industriel ?

La résilience aux chocs externes grâce à la réduction des déficits de la balance commerciale des différents pays ? La participation accrue de ces économies africaines au commerce mondial (actuellement de 3 %), et donc une réduction de la dépendance à l’aide publique ainsi que de l’endettement extérieur public ou privé ?

Si on décortique ces déclarations, on se rend compte qu’elles sont fondées sur des prémisses loin d’avoir été démontrées

Le sommet de Kigali se veut être tout cela et, bien évidemment, cela vaut bien une messe. Tous ces arguments ont été convoqués et développés avec plus ou moins de conviction par les présidents et leurs équipes. Et la démonstration se fait encore plus touchante quand on avance que le traité sera particulièrement bénéfique aux jeunes et aux femmes, deux groupes qu’on associe toujours, comme pour leur rappeler qu’ils restent des cadets sociaux dans une société patriarcale et gérontocratique.

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Sans broncher

Mais, à la réflexion, ces discours ne relèvent-ils pas d’abord de la rhétorique ? Non pas au sens grec du terme, telle qu’elle fut pratiquée par les sophistes et codifiée par Aristote, avec le souci de convaincre, mais dans une version plus romaine, en tant qu’art de l’éloquence ? Si, en effet, on décortique quelque peu ces déclarations, on se rend compte qu’elles sont fondées sur des prémisses loin d’avoir été démontrées, dont on peut même affirmer que certaines sont erronées.

L’Afrique accepte plutôt sans broncher le discours sur une émergence qui serait à portée de main

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Il en est ainsi de l’idée selon laquelle l’abaissement des barrières tarifaires va booster le commerce intra-africain, qui représente seulement 15 % des échanges des pays du continent. Rien n’est moins évident, car la faiblesse de ces échanges n’a pas pour cause les barrières tarifaires ou non tarifaires. L’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla a bien expliqué que le défi consiste à voir au-delà de la seule exportation de matières premières à l’état brut, en mettant en place « des politiques commerciales et industrielles vigoureuses et stratégiques ».

C’est toute une nouvelle économie politique qu’il faut donc concevoir si l’on veut changer les choses.

On en est loin. Aujourd’hui, l’Afrique accepte plutôt sans broncher le discours sur une émergence qui serait à portée de main grâce à l’adoption des politiques néolibérales qui auraient si bien réussi à l’Asie et à l’Amérique latine.

De vraies politiques d’industrialisation

Cette posture a pour effet d’inhiber toute réflexion sur les alternatives à la mondialisation de type néolibéral, dont les effets sont désastreux sur la justice sociale, les cultures et la santé de notre planète. Or sans une réflexion sur de vraies politiques d’industrialisation, sur le financement du développement, on ne trouvera pas le chemin de l’accroissement du commerce intra-africain.

Par ailleurs, le traité n’est pas encore entré en vigueur. Il doit être ratifié par au moins quinze États membres. Et cela passera par la saisine des Parlements, au sein desquels l’incurie et la léthargie règnent autour des questions de développement. Certaines catégories sociales pourraient aussi exprimer leurs réticences, voire leur opposition.

>>> A LIRE – Union africaine : l’Afrique face aux défis de la Zone de libre-échange continentale

L’absence de Muhammadu Buhari de la grand-messe kigalienne aurait ainsi été motivée par les arguments des entrepreneurs nigérians, qui craignent que le traité ne les expose à une concurrence qu’ils ne sont pas prêts à affronter. La non-adhésion du Nigeria, pays le plus peuplé du continent et première économie africaine jusqu’à la chute des prix du pétrole en 2016, n’est d’ailleurs pas anodine : elle vide le traité de sa substance, le prive d’une grande partie de ses forces vives.

 Il faut voir dans ce sommet de Kigali le sursaut africain

Enfin, cet accord commercial n’est-il pas une simple actualisation du traité d’Abuja, dont l’objectif était l’intégration du continent africain d’ici à 2035, grâce à la création de la CEA ? Si c’est le cas, pourquoi avoir attendu un quart de siècle avant de faire un pas dans cette direction ? On dira, comme pour se consoler : « Mieux vaut tard que jamais. »

Et on s’interdira de bouder le plaisir de voir dans ce sommet de Kigali le sursaut africain, un nouveau leadership. Mais si l’on s’en tient à ces jouissances par procuration, on ne sera pas en mesure de relever les défis colossaux qui se dressent encore sur le chemin de l’intégration, dont le marché commun n’est, dans le meilleur des cas, qu’une modalité. Une étape et non l’aboutissement, encore moins la finalité.

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