Syrie : Bachar al-Assad jusqu’à la lie

Cinq ans après le début de la rébellion, l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu parrainé par Washington et Moscou aura largement profité au maître de Damas, désormais en position de force.

Le 19 avril, plus de 40 civils ont péri dans des raids de l’armée syrienne sur les marchés de Maaret al-Noomane et Kafranbel (Nord). © AMMAR ABDULLAH/REUTERS

Le 19 avril, plus de 40 civils ont péri dans des raids de l’armée syrienne sur les marchés de Maaret al-Noomane et Kafranbel (Nord). © AMMAR ABDULLAH/REUTERS

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 13 mai 2016 Lecture : 8 minutes.

On avait déclaré la mort clinique de la révolution syrienne, tuée par ses prolongements belliqueux et enterrée par l’irruption dévastatrice d’un jihad aussi contraire à ses aspirations que les prédations meurtrières du régime.

Mais enhardis par la bonne tenue du cessez-le-feu entré en vigueur le 27 février auquel ils n’avaient d’abord pas cru, des centaines de civils ont resurgi des décombres des localités qui échappent au contrôle du régime et de l’État islamique (EI) pour manifester leur soif de liberté et leur volonté, intacte, de chasser le maître d’œuvre de leurs misères passées et de leurs souffrances actuelles, le président Bachar al-Assad.

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« Le peuple veut la chute du régime » : le mot d’ordre d’un Printemps arabe presque oublié après cinq ans d’islamisme et de contre-révolution a de nouveau résonné d’Alep la septentrionale à Deraa, dans le Sud. À Maaret al-Noomane, ville du Nord prise par les rebelles dès 2012, mais sous la coupe depuis 2015 des jihadistes de la Jabhat al-Nosra (JAN), affiliée à Al-Qaïda, des femmes sont allées jusqu’à brandir des pancartes proclamant « Grâce à Dieu l’islam est arrivé ici avant Al-Qaïda et l’EI pour que nous connaissions sa vraie nature » à la barbe des miliciens extrémistes qui, après avoir laissé croire qu’ils respecteraient les populations locales, veulent maintenant imposer leur ordre moral à la manière de l’EI.

La révolution n’est pas une bannière ou un graffiti, elle est un arbre solidement enraciné dans nos cœurs et dont les branches s’élèvent dans nos esprits

Une telle insoumission persistante a-t-elle déclenché la fureur de la clique au pouvoir à Damas ? Le 19 avril, son aviation a bombardé le marché de Maaret al-Noomane et celui de Kafranbel, cité voisine qui s’est illustrée dans le monde entier ces cinq dernières années en affichant sur internet caricatures et slogans ridiculisant le régime ou condamnant la passivité internationale. Des morceaux de corps en vrac sur des cagettes de légumes, des cadavres extraits de tas de ferraille et de gravats, images dont la routine depuis 2011 est à chaque fois plus bouleversante, rappelant le cycle apparemment sans fin d’une violence qui anéantit une nation.

« La révolution n’est pas une bannière ou un graffiti, elle est un arbre solidement enraciné dans nos cœurs et dont les branches s’élèvent dans nos esprits », proclamait le message envoyé par les activistes de Kafranbel le 1er avril. Certes, le cessez-le-feu, appuyé par les grands parrains russe et américain des deux camps, ne concernait pas les organisations terroristes de l’EI et de la JAN, mais en bombardant ces hommes et ces femmes désarmés qui ne cherchaient qu’à se nourrir, le maître de Damas répète au monde que les citoyens en révolte le terrorisent bien davantage que les praticiens patentés de la barbarie.

« Résistance » : le maître mot de la dynastie Assad, hier concept instrumentalisé s’agissant d’Israël et de l’hégémonie américaine, aujourd’hui volonté absolue mise en œuvre avec un succès désarmant contre des millions de ses compatriotes. Le 17 avril, deux jours avant les bombardements de Maaret al-Noomane et de Kafranbel, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, affirmait que le Golan, région du Sud syrien occupée depuis la guerre de 1967, « restera pour toujours dans les mains d’Israël ».

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Une déclaration d’annexion qui n’a suscité que peu de réactions dans les cercles du pouvoir à Damas, tout occupés à étouffer une ferveur révolutionnaire renaissante et à célébrer la victoire, acquise le jour même, du Baas, le parti de l’État, à un simulacre d’élections législatives. Le 17 mars, les Kurdes de Syrie avaient annoncé de leur côté unilatéralement la création d’une région fédérale dans les fiefs qu’ils défendent dans le Nord, immédiatement condamnée cette fois par le régime.

Riad Hijab, coordinateur de l'opposition pour les négociations avec le régime, lors d'une conférence de presse, le19 avril, à Genève. © Denis Balibouse/REUTERS

Riad Hijab, coordinateur de l'opposition pour les négociations avec le régime, lors d'une conférence de presse, le19 avril, à Genève. © Denis Balibouse/REUTERS

Économiste, journaliste et cofondateur, en 2012, du courant d’opposition du Forum démocratique, Samir Aïta constate : « Il reste dans les cœurs cet élan premier guidé par les aspirations à la liberté, à l’égalité et à la dignité qui s’exprime dès que la guerre s’arrête. Mais cet élan n’est plus celui des temps premiers, contrebalancé aujourd’hui par les déchaînements de violence et les seigneurs de la guerre qui, dans chaque camp, contrôlent les différentes régions au nom de la religion, de la patrie ou tout simplement des armes.Il faudrait un événement exceptionnel ou des ouvertures réellement positives du régime, comme une libération massive de prisonniers ou la levée du siège des villes ayant accepté le cessez-le-feu pour que commence à s’estomper l’aigreur d’avoir vécu tant de temps bombardés, assiégés et affamés.  »

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En Occident, où l’on avait, en 2011, pronostiqué une chute imminente d’Assad, les chancelleries se résignent à constater sa résilience et se prennent à espérer qu’il puisse bientôt montrer de tels signes d’apaisement.

De brefs échanges entre Bachar et l’opposition

Mais, à Beyrouth, Peter Harling, grand connaisseur – désabusé – de la région et jusqu’à récemment chercheur à l’International Crisis Group (ICG), avoue son scepticisme : « On a atteint un point de confusion en matière de relations internationales où ces gouvernements croient qu’un tel régime, capable d’utiliser des missiles balistiques contre des villes, de recourir à la torture et au viol à l’échelle massive et de transgresser le tabou des armes chimiques, peut revenir à des dispositions généreuses… S’il a franchi toutes ces étapes, c’est bien qu’il ne peut pas et qu’il ne veut pas négocier. C’est l’un des paradoxes de la situation. »

Les échanges entre les deux parties se limitent à un « Bachar doit partir » auquel répond un « Bachar va rester »

Sous le soleil de Genève, le troisième cycle de la troisième conférence pour la paix en Syrie débuté le 13 avril a pourtant vu, six jours plus tard, la délégation d’Assad rester seule à la table des négociations quand celle de l’opposition a suspendu sine die sa participation à la suite du bombardement des marchés de Maaret al-Noomane et de Kafranbel.

Rien d’étonnant à cela quand on sait que, depuis 2011, les échanges entre les deux parties se limitent à un « Bachar doit partir » auquel répond un « Bachar va rester ». Ce dernier est-il remplaçable, et quelle pourrait être la portée de son seul retrait ? « C’est la question qui se pose depuis cinq ans, répond Barah Mikail, professeur à l’université Saint-Louis de Madrid. Bachar est peut-être interchangeable, mais le régime est d’une grande opacité, et on ne voit pas qui pourrait prendre sa place.

Surtout, pourrait-il mener une autre politique que celle dans laquelle le régime s’enferre depuis des années, un régime beaucoup plus complexe et enraciné que celui de Kadhafi, dont le départ du chef a entraîné l’effondrement ? Et, contrairement à ce qui se répète souvent, les Russes et les Iraniens ne vont pas lâcher Bachar. D’ailleurs, à l’exception de la France et du Royaume-Uni, qui sont allés très loin contre Bachar, les pays européens sont pragmatiques et renouent des formes de discussion avec Damas. »

A Washington, la prudence est de mise

Pragmatique aussi, la puissance américaine se coordonne désormais étroitement avec le rival russe pour faire – de plus en plus difficilement – tenir un cessez-le-feu qui n’aurait jamais pu avoir lieu sans des pressions fermes sur leurs alliés respectifs. Comme le maître du Kremlin, le président américain redoute plus que tout de voir s’effondrer l’État syrien et ses institutions, notamment l’armée et les services de sécurité.

Le 10 avril, Barack Obama confessait que l’absence de suivi par l’Occident de son intervention en Libye qui a précipité le pays dans le chaos avait été « la pire erreur » de sa présidence et il se montre maintenant prudent quand il évoque le sort d’Assad. « Washington recommande de ne plus mettre systématiquement en avant la question du départ d’Assad pendant les négociations et de la laisser à l’arrière-plan pour aborder les autres points du conflit et favoriser une évolution positive, rapporte l’opposant Samir Aïta. Les Américains souhaitent ne plus en faire une condition préalable qui bloque tout processus.

Cela ne va cependant pas dans le sens d’une collaboration avec Bachar, qui est toujours vu comme la principale raison de la guerre, mais qui n’en est pas la seule. » Mais si Obama parvient à convaincre l’opposition d’écarter pour l’instant ce principe à Genève, il lui sera sans doute plus difficile d’amener l’Arabie saoudite, engagée sur ce terrain dans un combat acharné contre l’Iran, et la Turquie, plus alarmée que jamais par la montée en puissance des Kurdes, à réduire le soutien matériel qu’elles apportent à leurs milices clientes.

Un régime en faillite va dominer une société dévastée pendant les deux prochaines années au moins, le temps que les États-Unis parviennent à adopter une position tranchée

D’autant que la Russie et l’Iran continueront d’aider Assad, et, le mandat d’Obama arrivant à échéance dans quelques mois, il est improbable que les grands mouvements diplomatiques indispensables à l’apaisement du conflit se fassent avant l’installation de l’administration du prochain président américain, en 2017.

« Nous nous orientons hélas vers un scénario où Bachar gagne et tous les autres Syriens perdent, sauf ceux qui font des affaires avec lui, constate Peter Harling. Un régime en faillite va dominer une société dévastée pendant les deux prochaines années au moins, le temps que les États-Unis parviennent à adopter une position tranchée et que l’on réalise que la crise humanitaire ne peut que s’aggraver sous un régime comme celui-là.

Je pense que nous allons perdre beaucoup de temps avec le processus de Genève et cette prétendue évolution de la position russe, régulièrement annoncée… » Barah Mikail s’avoue lui aussi optimiste pour le régime et pessimiste pour le pays : « Sur le terrain, l’épreuve de force semble maintenant tourner à l’avantage du régime, et s’il parvient à récupérer Alep et à contrôler l’ensemble de la Syrie utile, il laissera la situation pourrir et les groupes armés s’épuiser en concentrant ses efforts sur l’EI pour des raisons stratégiques et symboliques. »

Encore combien d’années verra-t-on, à la faveur d’un nouveau cessez-le-feu, refleurir dans les rues dévastées de Syrie les drapeaux d’une révolution que tout le monde voudrait oublier sauf les centaines de milliers d’hommes et de femmes qui, derrière les ruines et dans le vacarme des bombes, continuent de la faire ?

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