Aminata Touré : « Mes priorités pour le Sénégal sont l’agriculture et l’emploi des jeunes »
Si le président sénégalais l’a nommée Premier ministre, c’est parce qu’il savait qu’elle « ferait le job ». Fidèle à sa réputation de « mère la rigueur », Aminata Touré est bien décidée à accélérer la cadence des réformes.
Sénégal : à la recherche d’un second souffle
Le 1er septembre, Aminata Touré, 51 ans, quittait le septième étage du building administratif, celui du ministère de la Justice, pour s’installer deux étages au-dessus, à la primature. Un remaniement cohérent tant l’influence politique et l’omniprésence médiatique de la garde des Sceaux finissaient par faire de l’ombre à son chef de gouvernement et désormais prédécesseur, le discret banquier Abdoul Mbaye.
Le 28 octobre, "Mimi" Touré prononçait devant l’Assemblée nationale un discours de politique générale articulé autour de trois axes : la prise en charge des urgences sociales, la relance de l’économie et la consolidation de l’État de droit. Pour Jeune Afrique, elle dresse un bilan des vingt premiers mois de la présidence de Macky Sall, dont l’action réelle a souvent été parasitée par l’écume des affaires politico-financières qui n’ont cessé de défrayer la chronique depuis le changement de régime. Elle revient aussi sur les priorités de son gouvernement, à quelques mois de scrutins locaux qui constitueront, pour le chef de l’État comme pour elle et son équipe, un premier test électoral.
Jeune Afrique : Quels changements notables les Sénégalais ont-ils pu observer dans leur vie quotidienne depuis la présidentielle de mars 2012 ?
AMINATA TOURÉ : Nous avons mis en oeuvre la Couverture maladie universelle [CMU], qui était une promesse électorale du président Macky Sall. Et c’est projet ambitieux. Dans un pays comme le Sénégal, où pour une population de 13 millions d’habitants seuls 300 000 travailleurs sont déclarés, le taux de couverture santé est marginal dans la mesure où les institutions de prévoyance maladie concernent seulement les salariés du secteur formel. Or, chez nous comme ailleurs en Afrique, l’essentiel de l’économie repose sur le secteur informel, et il est inconcevable qu’au XXIe siècle des femmes enceintes et des enfants meurent en si grand nombre parce qu’ils n’ont pas accès aux services de santé de base.
Notre objectif est d’étendre la bourse de sécurité familiale à 250 000 familles d’ici à 2017.
L’autre mesure fondamentale en matière de politique sociale, c’est la création des bourses de sécurité familiale, une expérience inédite en Afrique de l’Ouest, qui s’inspire de ce qui se pratique au Brésil ou au Mexique. Il s’agit de verser une allocation aux ménages vivant en situation d’extrême pauvreté, que nous avons identifiés à travers des enquêtes conduites par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie, avec la participation des préfets, des sous-préfets, ainsi que des chefs de quartier.
Ce programme bénéficiera pour commencer à 25 000 familles, qui recevront pendant cinq ans une allocation de 100 000 F CFA (152 euros) par an, fractionnée en 4 versements trimestriels de 25 000 F CFA [les premiers versements de la phase pilote du programme ont été effectués mi-septembre]. Notre objectif est d’étendre cette bourse à 250 000 familles d’ici à 2017. En contrepartie, elles doivent s’engager à enregistrer leurs enfants à l’état civil, à les scolariser et à les faire vacciner.
Quelles sont vos priorités économiques ?
L’agriculture et l’emploi. L’agriculture est l’élément moteur de notre économie, et nous n’avons pas encore optimisé notre potentiel dans ce domaine. Dans certaines zones irriguées, où des espaces aménagés sont sous-exploités, nous allons mettre en oeuvre une stratégie d’accélération de la production. En partenariat avec le Brésil, nous avons par exemple lancé un programme de mécanisation afin de mettre des tracteurs à la disposition des petits producteurs et des coopératives. Nous avons également engagé un programme spécial pour le riz, l’objectif étant de parvenir à l’autosuffisance d’ici aux trois prochaines années.
L’autre question majeure porte sur l’emploi des jeunes, avec 70 % de la population qui a moins de 35 ans. Pour cela, nous voulons justement nous appuyer sur l’agriculture en redéployant des jeunes vers ce secteur et en développant les activités dérivées, notamment celles de transformation. Quand vous allez dans les villages, vous constatez que certaines productions pourrissent sur place, ce qui est dû, en partie, à un problème d’acheminement vers les voies principales et, surtout, à l’absence d’industrie de conservation et de traitement des produits agricoles.
Et que faire pour la pêche, qui subit de plein fouet les conséquences de la surexploitation des ressources ?
Dès son élection, le président Macky Sall a pris des mesures visant à imposer le repos de certains espaces marins qui avaient été exploités sans discernement, afin de permettre le renouvellement des espèces. Par ailleurs, pour répondre au besoin de modernisation du secteur, nous avons mis en place le Fonds de garantie pour les investissements prioritaires (Fongip), qui aura pour objectif de financer les petits producteurs et les entrepreneurs, dont les pêcheurs.
>> Lire aussi : l’État consacre un fond de 40,5 millions de dollars aux PME
Votre décision d’instaurer la réciprocité des visas, le 1er juillet, a été critiquée par les professionnels du tourisme, qui se plaignaient déjà du coût élevé des taxes aéroportuaires, de l’absence d’un véritable office du tourisme, et s’inquiétaient de la baisse de la fréquentation. Que leur répondez-vous ?
Le secteur sénégalais du tourisme est confronté à divers défis : nos équipements ont vieilli, l’érosion maritime menace nos 800 km de côtes… Nous comptons donc investir dans ce secteur et adopter une approche diversifiée en développant le tourisme intérieur, le tourisme communautaire, et aussi le tourisme religieux, en particulier lors des grandes commémorations qui ont lieu à Touba ou à Tivaouane. Notre stratégie prévoit par ailleurs de redynamiser nos offices du tourisme dans les grandes métropoles étrangères.
Quant à la réciprocité des visas, de nombreuses destinations touristiques à travers le monde exigent ce document sans que cela soit un frein à la fréquentation. Pour pallier les inconvénients logistiques, nous avons rendu possible son obtention par internet, tout en multipliant les postes de délivrance à l’aéroport de Dakar. Par ailleurs, tous les touristes ne viennent pas d’Europe. Certains sont originaires des pays de la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest], d’autres sont des Sénégalais de la diaspora.
Les mesures économiques et sociales n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans un cadre de bonne gouvernance.
La traque aux "biens mal acquis" n’a-t-elle pas éclipsé vos autres réalisations ?
Les mesures économiques et sociales que j’ai évoquées n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans un cadre de bonne gouvernance, où les ressources publiques sont bien gérées et les investissements sécurisés… D’où l’importance de cette moralisation de la vie publique.
Nous avons créé l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac) et, parallèlement, nous travaillons pour accroître l’efficacité du secteur des affaires, qu’il s’agisse de la délivrance des permis de construire, de l’octroi de licences ou de la simplification de certaines démarches. Dans un monde compétitif, il faut développer un contexte favorable pour attirer les investisseurs. L’un de nos objectifs est d’améliorer la place du Sénégal au classement "Doing Business" [178e], car c’est ainsi que l’on pourra stimuler la croissance et, donc, l’emploi.
L’autonomie énergétique du Sénégal est un défi structurel que les régimes précédents n’ont su ni anticiper ni régler. Comment entendez-vous en finir avec les délestages ?
Depuis un an et demi, nous avons amélioré la régularité de la fourniture d’énergie. Nous avons commencé par rationaliser le fonctionnement de la Senelec [Société nationale d’électricité du Sénégal] et de ses dépenses. Il faut également que les gros clients de cette société, comme les collectivités locales, honorent leurs factures et que cessent les branchements clandestins. Mais le principal enjeu, c’est bien sûr la stratégie globale. Jusqu’à présent, notre production d’électricité dépendait quasi exclusivement du fuel, ce qui nous rendait tributaires de la variation des cours du pétrole sur le marché mondial. Nous sommes partisans du mix énergétique et préconisons une combinaison entre fuel, charbon, gaz, hydroélectricité, éolien et solaire pour fournir aux Sénégalais de l’électricité en quantité suffisante et à des coûts acceptables.
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Propos recueillis à Dakar par Mehdi Ba
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