Tunisie – Fadhel Moussa : « L’Instance Vérité et dignité vit un véritable test politique »

L’Instance Vérité et dignité ouvre un nouveau dossier : celui des tirs à la chevrotine à Siliana, en 2012. Ce faisant, elle s’empare d’une affaire déjà en cours de traitement par la justice militaire, qui lui a expressément demandé de s’abstenir. Pour le juriste et militant Fadhel Moussa, un des architectes de la loin instituant l’instance, c’est un test politique qui se joue là.

Audience publique de l’Instance vérité et dignité à Tunis, le 14 janvier 2017. © Capture d’écran/Instance Vérité Dignité/YouTube

Audience publique de l’Instance vérité et dignité à Tunis, le 14 janvier 2017. © Capture d’écran/Instance Vérité Dignité/YouTube

CRETOIS Jules

Publié le 29 août 2017 Lecture : 6 minutes.

Audience publique de l’Instance vérité et dignité à Tunis, le 14 janvier 2017. © Capture d’écran/Instance Vérité Dignité/YouTube
Issu du dossier

Tunisie : où en est l’Instance Vérité et Dignité ?

Institution clé du processus de justice transitionnelle en Tunisie, l’Instance Vérité et Dignité (IVD) n’a pas eu le rendement escompté. Bilan d’étape.

Sommaire

L’Instance Vérité et dignité (IVD), en en charge du processus de justice transitionnelle, se trouve une fois de plus au centre d’une bataille politique. De nouveau, elle est menacée par la démission de certains de ses membres qui se plaignent du manque de concertation dans la prise de de décision et de nouveau, elle fait face à un pouvoir constitué et puissant.

En ouvrant fin août le dossier des violences policières du 27 novembre 2012 (des policiers anti-émeutes avaient tiré sur des manifestants à la chevrotine), elle s’empare d’une affaire parallèlement traitée par la justice militaire. Le Tribunal militaire lui a même demandé de s’abstenir d’organiser des séances d’écoute à propos de Siliana.

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Mais ce n’est pas tout : en ouvrant le dossier de Siliana, l’IVD s’attaque à une période durant laquelle les islamistes d’Ennahdha étaient au gouvernement, avec les autres partis de la Troïka. Ces derniers comptaient jusqu’ici parmi les soutiens de l’IVD et lui ont notamment permis d’arracher auprès de l’Assemblée le budget qu’elle demandait pour 2017, rappelle Fadhel Moussa.

Ce dernier, professeur des universités, juriste, était élu sous l’étiquette Al-Massar en 2013, lors de l’adoption de la loi instituant l’IVD, dont il est un des architectes. Il revient sur cette instance qui cherche sa place, entre le droit et la pratique, et se fait de nombreux ennemis… Pour lui, l’heure de vérité est arrivée pour l’instance : saura-t-elle se montrer à la fois impartiale et suffisamment forte pour mener à bien tous les dossiers qu’elle a ouverts ?

Jeune Afrique : L’IVD a ouvert un nouveau chapitre de la transition . Il n’est plus seulement question de répression, mais de corruption, de fraudes aux élections… Comment cela est_il perçu ?

Fadhel Moussa : La loi a accordé à l’IVD de très larges pouvoirs, certains reprochent d’en abuser en tentant d’élargir au maximum ses compétences via l’interprétation de son texte. En fait il s’agit là d’une tentation naturelle de telles instances. Certains soupçonnent que la sélection des sujets à traiter, la programmation et le timing des auditions ne sont pas innocents. L’IVD donnerait le sentiment qu’elle a tendance à court-circuiter la justice et qu’elle manque de neutralité et d’impartialité. C’est difficile de l’attester pour le moment. Il faut attendre le traitement des dossiers concernant les années post-révolution.

Ce dans quoi elle s’est récemment lancée…

Oui, à ce titre la programmation des séances d’audition des victimes des violences policières du 9 avril 2012 à Tunis et des 27 et 28 novembre de la même année à Siliana, annoncée récemment par l’IVD, est un coup de tonnerre. Non seulement, cela a suscité des réactions hostiles de la justice militaire dont le dossier est en instruction auprès d’elle. Un bras de fer est ainsi engagé à coup de communiqués de l’IVD et de la justice militaire, se disputant la compétence sur ces dossiers en plus de celui des martyrs de la révolution. Un nouvel épisode dans le parcours chaotique de l’IVD est aujourd’hui inauguré. Mais c’est aussi un test politique pour l’instance : ces violences policières mettent en cause le gouvernement de la Troïka. C’est notamment auprès des sympathisants de la Troïka et chez les islamistes que l’IVD trouvait des soutiens… Ces soutiens lui feront-ils défaut ?

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Pourquoi l’IVD recueille-t-elle autant de critiques, selon vous ?

Indéniablement, l’IVD se confond aujourd’hui dans l’esprit des gens avec sa présidente, Sihem Ben Sedrine. Elle est à la fois la force de l’IVD, de par son passé de militante pour les droits de l’homme, de sa détermination à défendre son indépendance, mais aussi sa faiblesse. Elle aura notamment raté la réalisation du consensus au sein de l’IVD en manquant de pédagogie et de diplomatie. Nous voulions une IVD forte, indépendante, impartiale, sereine, non pas une instance plutôt « agitée »… La Tunisie a placé très haut la barre avec cette justice transitionnelle qui est appelée à cerner non seulement « les atteintes aux droits de l’homme commises dans le passé » mais aussi « les violations à la fraude électorale, la corruption, le détournement des deniers publics et la contrainte à la migration forcée pour des raisons politiques ». Au-delà des critiques qu’elle a essuyées, il faut noter que l’IVD n’a tout de même pas totalement démérité puisqu’elle a bien fini par obtenir de l’Assemblée les 17 millions de dinars de budget pour 2017 qu’elle avait demandé.

En remontant loin dans l’histoire, l’IVD ne s’est elle pas aussi aliéné des soutiens possibles ?

Il a été reproché à l’instance de se transformer de manière indue en historiographe et de réécrire l’histoire de la Tunisie contemporaine. Là, nous touchons à un point très sensible et qui quelque part, dépasse l’IVD. La Tunisie connaît des bouleversements qui touchent son histoire. D’un côté, des gens qui se voient comme héritiers de Salah Ben Youssef exigent des comptes et ont été largement entendus par l’IVD. D’un autre côté, des gens qui se voient comme héritiers de Bourguiba, figure qui revient en force ces temps-ci, n’acceptent pas que son image soit maculée. À ce chapitre, l’IVD est comme prise au piège de cette mémoire en bataille.

 Les alliés sur un dossier peuvent s’avérer gênés par l’ouverture d’un autre

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Déjà, la décision concernant la période sur laquelle l’instance serait active avait été l’objet d’intenses débats à l’Assemblée constituante en 2013. Il a finalement été retenu que ses travaux porteraient sur une période commençant le 1er juillet 1955 et expirant le 31 décembre 2013. Cette datation est un compromis qui permet d’inclure aussi bien la période de l’ancien régime que la période de gouvernement de la Troïka. On voit aujourd’hui à quel point l’exercice est périlleux pour une seule et même instance : les alliés sur un dossier peuvent s’avérer gênés par l’ouverture d’un autre… Mais pour la Tunisie, ce qui se joue dans cette bataille autour de l’histoire contemporaine, est un exercice majeur : c’est l’apprentissage de l’inclusivité politique.

D’un point de vue statutaire, l’IVD avait-elle la possibilité de critiquer la loi de réconciliation ?

Critiquer le projet de loi sur la réconciliation – qui chevauche sa propre loi et sa compétence – n’est pas proscrit et c’est de bon droit et même de bonne guerre. L’avis rendu à sa demande par la Commission de Venise et le sort que connaît ce projet de loi, qui s’est rétréci depuis comme une peau de chagrin, attestent qu’elle n’avait pas complètement tort sur le fond. Ce point de vue est par ailleurs partagé par un grand nombre d’organisations politiques et sociales et beaucoup de juristes. En revanche, l’IVD s’est grandement discréditée en refusant d’appliquer les décisions du Tribunal administratif concernant l’affaire du « limogeage » de son vice-président en 2015, ce qui a considérablement affecté son image et attesté son manquement aux exigences du fonctionnement démocratique.

Reste que les tensions sont fortes entre le sommet de l’État et l’IVD…

Il y a eu, dès le départ, beaucoup de méfiance, de part et d’autre. Sa direction a manqué de doigté et est rapidement entrée en conflit avec les pouvoirs constitués, qui n’étaient pas, de leur côté, toujours irréprochables. Cette méfiance s’est illustrée dès le départ, en décembre 2014 : le staff de l’IVD est allé réquisitionner les archives de la présidence sur la base d’une autorisation du président sortant [Moncef Marzouki], sans daigner attendre l’installation du président nouvellement élu [Béji Caïd Essebsi]. Le rattrapage par la signature ultérieure d’un protocole avec la présidence n’a pas mis fin à cette brouille.

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