Adama Barrow, le tombeur de Yahya Jammeh, toujours président malgré sa promesse de ne rester que trois ans

A-t-il pris goût au pouvoir ? Investi début 2017, le chef de l’État avait promis de ne rester que trois ans. Il a depuis changé d’avis, au grand dam de ses anciens alliés.

 © Jason Florio/REDUX-REA

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Publié le 14 février 2020 Lecture : 5 minutes.

L’attaque est frontale, le ton agacé. Sommé par la presse de réagir aux critiques d’un professeur gambien qui lui reproche de manquer du bagage intellectuel nécessaire pour redresser le pays, Adama Barrow s’emporte. « Oui, je ne suis pas allé plus loin que le lycée, mais je me suis fait tout seul. J’ai été assez courageux pour me dresser contre Yahya Jammeh. C’est facile pour vous de me critiquer ! » Celui qui l’a défié en prend lui aussi pour son grade. « Où étiez-vous [pendant la dictature], et qu’avez-vous fait pour votre pays ? »

En ce mois d’août 2018, c’est l’une des premières fois que le président est confronté à la critique et renvoyé à son manque d’expérience. Arrivé au pouvoir un an et demi plus tôt, il véhiculait jusque-là l’image d’un homme modeste, quasi inconnu certes, mais qui avait réussi contre toute attente à restaurer la démocratie en Gambie. Le lendemain, l’esclandre fera les gros titres des journaux. Adama Barrow a, depuis, cessé de se prêter au jeu des conférences de presse.

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« Three years jotna ! »

Il a surtout définitivement renié sa promesse électorale de quitter le pouvoir avant la fin de son quinquennat. Élu en décembre 2016 grâce au soutien de sept partis d’opposition soudés derrière lui, cet ancien vigile, en Grande-Bretagne, revenu en Gambie faire fortune dans l’immobilier, avait réussi l’impossible : mettre un terme aux vingt-deux années de la présidence brutale de Yahya Jammeh.

Selon la charte fondatrice de la Coalition 2016, qui en avait fait son porte-drapeau, il avait la charge d’assurer une période de transition de trois ans, avant de rendre le pouvoir et de convoquer de nouvelles élections. Les trois ans sont passés, et le chef de l’État est toujours là.

À l’approche de l’anniversaire de son investiture, le 19 janvier 2019, le mécontentement populaire a grandi. « Three years jotna ! » (« Trois ans, ça suffit ! »), scande la foule dans les rues de Banjul pour réclamer son départ. Depuis la manifestation du 26 janvier, le mouvement, jugé « subversif, violent et illégal » par le gouvernement, est « interdit à jamais d’agir sur le territoire ». Huit de ses leaders ont été inculpés pour réunion illégale, émeute et destruction de biens publics.

Deux stations de radio, accusées de « menacer la sécurité de la Gambie », ont également été fermées. « Nous sommes un gouvernement ouvert, mais nous ne pouvons commenter les récents événements, qui sont désormais l’affaire de la justice », a déclaré le ministre de l’Information et de la Communication, Ebrima Sillah. Il n’en dira pas plus sur cette surprenante démonstration de force d’un homme d’État à l’allure débonnaire et inoffensive.

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« Sa réaction a été une vraie surprise. Ça nous fait forcément penser à ce contre quoi nous avions voté en 2016 », glisse, amer, un ancien allié du président. Face à la pression populaire, influencé par son entourage, celui que la presse aimait appeler « no-drama Adama » a-t-il perdu son sang-froid ?

Ponts coupés

Constitutionnellement, Adama Barrow a tout à fait le droit de continuer à gouverner jusqu’à l’élection présidentielle de 2021. Et compte bien en profiter. Qui pourrait l’en empêcher ? Après tout, l’accord qu’il a conclu avec la coalition qui l’a soutenu n’a pas été formellement signé ni entériné par l’Assemblée nationale. Et s’il a dû démissionner du Parti démocratique unifié (UDP) lorsqu’il est devenu le candidat de l’opposition, en 2016, il a désormais sa propre formation, le Parti national du peuple, qu’il a lancé fin 2019 et dont il pourrait porter les couleurs lors de la présidentielle.

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Cela faisait de toute façon plusieurs mois que la rupture avec l’UDP était consommée. Le chef de l’État a limogé le chef du parti et opposant historique, Oussainou Darboe, de son poste de vice-président, en mars 2019. Il l’avait pourtant fait sortir de prison au lendemain de sa victoire. « Je pense vraiment qu’Adama Barrow va donner aux Gambiens ce qu’ils veulent. Il est en mission pour notre parti et pour la coalition de l’opposition. Nous lui faisons confiance, il fera un bon président », déclarait alors Oussainou Darboe à JA. Depuis qu’il a quitté le gouvernement, l’avocat se fait discret et évite les médias.

A Serrekunda en Gambie, le 19 janvier 2017, après la prestation de serment d'Adama Barrow. © Jerome Delay/AP/SIPA

A Serrekunda en Gambie, le 19 janvier 2017, après la prestation de serment d'Adama Barrow. © Jerome Delay/AP/SIPA

Aujourd’hui, les ponts sont coupés entre les anciens alliés. Début 2019, Fatoumata Jallow Tambajang, qui avait précédé Darboe à la vice-présidence, a bien convoqué une réunion entre les différents partis. Elle a proposé de revoir les termes de l’accord de 2016 et d’entériner l’extension du mandat à cinq ans. Mais l’UDP lui a opposé une fin de non-recevoir.

« Nous avons estimé que cela ne reflétait pas ce qui s’est passé en 2016, explique Almami Fanding Taal, le porte-parole de l’UDP. Certes, la Constitution lui octroie un mandat de cinq ans, mais ce n’est pas la question. Il s’agit d’un accord politique. » L’UDP avait beau être majoritaire à l’Assemblée nationale, elle n’a rien pu faire contre le revirement d’Adama Barrow. « La formation de la coalition contenait les germes de sa propre défaite », déplore encore Almami Fanding Taal.

Adama Barrow pouvait-il tenir parole et démissionner ? Le pari était risqué : rien ne dit que l’UDP aurait de nouveau fait de lui son candidat. « Ses proches l’influencent en lui disant que la formation ne veut plus de lui pour président, même si c’est faux », affirme Almami Fanding Taal.

Mal entouré

Les détracteurs d’Adama Barrow pointent du doigt ceux qui ont l’oreille du président – ce sont eux qui lui causeraient du tort. « Malheureusement, la plupart de ses conseillers n’ont aucune expérience administrative. Il s’est entouré des mauvaises personnes », tacle l’ancien chef de la diplomatie gambienne, Sidi Sanneh. Adama Barrow est surtout critiqué pour avoir conservé quasi intacte l’architecture de l’administration Jammeh et des structures de l’État.

Les principaux ministères, comme celui de la Défense, de l’Intérieur ou des Affaires étrangères, sont toujours occupés par des proches de l’ancien président. Dans son bon droit, Adama Barrow est en position de force. Et cherche aujourd’hui à rassurer. Face au Sénégalais Moustapha Cissé Lô, qui faisait office de médiateur dans cette crise lorsqu’il présidait le Parlement de la Cedeao, jusqu’au début de février 2019, il se serait montré « ouvert » à l’idée de renouer le dialogue avec ses adversaires.

À la veille du scrutin de 2021, Adama Barrow n’oublie pas qu’une nouvelle Constitution est en préparation, la précédente datant de l’ère Jammeh. Une fois le texte validé, il lui faudra le soumettre à l’Assemblée nationale, avant de convoquer un référendum. Un projet qui ne pourra se faire sans l’aval de l’UDP.

Sous l’œil du grand frère

Dakar, qui a joué un rôle clé dans la chute de Yahya Jammeh fin 2016, suit toujours de près l’évolution de la situation en Gambie. C’est d’ailleurs un Sénégalais que la Cedeao a mandaté pour effectuer une médiation entre les acteurs de la crise : Moustapha Cissé Lô, président du Parlement de l’organisation jusqu’au 3 février dernier, s’est rendu à Banjul du 23 au 31 janvier. Il y a rencontré les principaux membres de la Coalition 2016, dont Oussainou Darboe, de l’UDP. Il s’est également entretenu avec Adama Barrow pendant plus de deux heures au palais présidentiel. Si ce dernier a évoqué la possibilité d’une rencontre avec ses anciens alliés, aucun engagement formel n’a été pris en ce sens.

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