Cheikh Anta Diop, aux services du génie noir

Pour le vingt-cinquième anniversaire de la mort de Cheikh Anta Diop, jeuneafrique.com republie l’article de Jean-Pierre N’Diaye du J.A. n° 1316 (daté du 26 mars 1986), consacré à l’oeuvre de l’auteur de « Nations nègres et culture ».

Cheikh Anta Diop est l’un des intellectuels noirs qui a exercé le plus d’influence au XXe siècle. © D.R.

Cheikh Anta Diop est l’un des intellectuels noirs qui a exercé le plus d’influence au XXe siècle. © D.R.

Publié le 7 février 2011 Lecture : 10 minutes.

En nous quittant, le Pr Cheikh Anta Diop a laissé à l’Afrique un héritage de libération sans précédent : la connaissance de son origine. Ce travail et son résultat sont le produit d’un effort gigantesque de reconstitution des fondements de l’architecture d’une civilisation qui était enfouie sous les décombres de l’oubli par les tenants de l’idéologie européenne dominante. Pour mieux évaluer la portée de ce combat, il est indispensable de situer le contexte.

Cheikh Anta Diop appartient aux générations des intellectuels africains de la Seconde Guerre mondiale. C’est le moment où vont éclater les contradictions de trois siècles de domination sous-tendue par une idéologie raciste qui condamne les peuples noirs comme race inférieure et les rejette de l’histoire universelle. L’idéologie esclavagiste et colonialiste, ici, va justifier la domination en niant à l’Autre toute existence historique intelligible. Le résultat en est un montage falsificateur de l’Histoire ayant pour postulat qu’un groupe de l’humanité – les peuples noirs d’Afrique – est privé d’assises historiques. En clair, ces peuples sont sans écriture. Ils n’ont inventé ni la poudre ni la boussole. Ils n’ont ni histoire ni Antiquité.

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C’est donc la nuit « a-historique » qui va justifier les formes les plus atroces de domination et la « mission civilisatrice» du groupe dominant. Citons Cheikh Anta : « Le malaise venait du fait que la quasi-totalité des chercheurs semblait se refuser à tout jamais à rattacher la culture africaine à quelque souche ancienne que ce fût : elle était là, cette culture, suspendue en l’air, au-dessus du gouffre noir du passé, comme une ébauche avortée, étrangère au reste du monde. ».

Ainsi, en attribuant au concept de civilisation la notion de valeur absolue, l’Occident va se positionner lui-même comme l’évaluateur des civilisations. Or, dans le même temps, à la fin du XVIIIe siècle où la traite des Noirs bat son plein, au XlXe siècle où la colonisation se déchaîne, le besoin de sublimation qui accompagne toute domination lui fait rechercher fébrilement des domaines d’idéalisation capables d’équilibrer, de soutenir son vertigineux élan planétaire.

L’Occident décide que la civilisation égyptienne lui appartient

C’est, en particulier, l’émerveillement extraordinaire devant celle que les Européens eux-mêmes vont désigner comme la civilisation la plus prestigieuse : la civilisation de l’Égypte pharaonique qu’ils exhument des sables. C’est la résurrection de la Haute Antiquité égyptienne qui remonte à 6 000 ans avant J.-C. et qui témoigne de l’existence d’une écriture à travers laquelle les peuples de la vallée du Nil ont immortalisé leur mémoire.

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Face au jaillissement éclatant de ce monde ancien, les énormes pressions idéologiques de l’époque entrent inévitablement en jeu. Les égyptologues européens commencent – avec l’appui des États – leur travail d’interprétation, de gommage, de suggestions, d’omissions, d’orientation, de fixation. L’Égypte antique entre dans une ligne clairement tracée : elle est l’un des fondements, avant la Grèce et avant Rome, de la civilisation européenne. On lui donne une origine blanche : indoeuropéenne, sémite ou inconnue.

La Seconde Guerre mondiale marque la brèche. Les contradictions enfouies arrivent en tempête à la surface et font exploser les certitudes. C’est, en effet, dans l’aire culturelle européenne que l’Allemagne nazie va porter à l’incandescence maximale les radiations mortelles du racisme européen. Partant des mêmes prémisses ethnico-raciales et leur affectant une valeur de civilisation hiérarchique, l’Allemagne d’Hitler se donne pour mission de régénérer l’Europe par la puissance génétique de la race aryenne, la race des Seigneurs. La mobilisation populaire autour du mythe racial déchaîne la dévastation. Les puissances de destruction que le racisme européen a lâchées sur le monde reviennent avec une violence inouïe vers leur terre d’origine, dans l’œil du cyclone.

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À la fin de la guerre, tout change. En Afrique, le courant de l’éveil et de la conscience émancipatrice s’élargit. Les mouvements de revendications intensifient leur pression. La jeune intelligentsia nègre se lance à l’assaut des citadelles universitaires avec des objectifs précis. Elle va s’approprier les armes miraculeuses que recèlent les forteresses du savoir pour s’attaquer à l’infortune historique dans laquelle les peuples nègres sont engloutis. C’est là que Cheikh Anta surgit. Pour mener le combat  pendant dix ans il choisit de s’immerger dans des études pluridisciplinaires : physique nucléaire, paléontologie, histoire, anthropologie et linguistique structurale (qui est devenue la science la plus efficiente pour des études anthropo-historiques).

En 1955 paraît son ouvrage de base Nations nègres et cultures (Présence africaine, Paris). C’est l’irruption d’un autre regard, soutenu par une méthodologie et des instruments scientifiques des plus rigoureux. L’édifice occidental de l’Histoire universelle est bousculé dans ses fondements. Cheikh Anta démontre et conclut que c’est de l’humus fécond de la préhistoire nègre qu’est née, sur les rives du Nil, la grande civilisation pharaonique. Et c’est auprès d’elle que viendront s’abreuver les civilisations postérieures, sémite, grecque, et romaine

Les auteurs grecs et romains sont unanimes

Pour étayer cette architecture révolutionnaire, Cheikh Anta fait parler les contemporains de l’Égypte pharaonique, c’est-à-dire les auteurs grecs et romains de l’Antiquité et en premier lieu, le père fondateur de la science historique, Hérodote, auquel s’ajoutent Diodore de Sicile, Strabon, Eschyle, Apollodore, Sénèque, Lucien. Tous sont unanimes : les Égyptiens sont noirs. Voici par exemple ce que dit Hérodote (Ve siècle avant JC.) : « Manifestement, les Colchidiens sont de race égyptienne… d’abord parce qu’ils ont la peau noire et les cheveux crépus, ensuite pour la raison que, seuls parmi tous les hommes, les Colchidiens, les Égyptiens et les Éthiopiens pratiquent la circoncision depuis l’origine. »

Cheikh Anta reprend également les récits de voyageurs européens du XVIIIe siècle qui, malgré les préjugés de la société esclavagiste, ont perçu comme une évidence l’origine nègre de l’Égypte ancienne, Volney entre autres. Il invite – photographies à l’appui  – à porter un regard neuf, direct sur les sculptures et les fresques égyptiennes et à voir dans la pigmentation foncée des personnages, dans leur nez court et charnu, leurs lèvres épaisses, leur morphologie (épaules larges, buste court, hanches étroites, jambes longues et minces) un type humain intégralement nègre.

Le deuxième volet de l’étude met en évidence une étroite parenté entre l’Egypte ancienne et l’Afrique noire d’hier et d’aujourd’hui. Une gerbe de faits renforce l’argumentation de base linguistique : des comparaisons entre les coutumes vestimentaires, les coiffures, les bijoux (tels que les pectoraux royaux) ; des arguments ethnologiques – totémisme, circoncision transmise aux Sémites, conception vitaliste de la royauté, cosmogonie, système des castes, matriarcat, conception de la vie, de la mort… 

En 1959, à la veille des indépendances, au deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs qui se tient à Rome, au Capitole, les participants, qui constituent l’intelligentsia noire d’Afrique et d’Amérique décidèrent « de reconnaître la validité du travail du professeur Cheikh Anta Diop » et recommandent que cette première période de notre histoire soit « l’objet de l’étude future et systématique de nos chercheurs ». Déjà dans les sphères universitaires internationales, ses études sont reconnues entre autres par le Français G. Gurvitch et les Américains DuBois, Carter et Woodon.

En 1966, ce travail gigantesque est honoré au premier Festival mondial des arts nègres, à Dakar, où Cheikh Anta est désigné comme l’intellectuel noir qui a exercé sur le XXe siècle l’influence la plus féconde. Ses recherches novatrices ont incontestablement déclenché des forces et des énergies intellectuelles dans la jeunesse noire des deux côtés de l’Atlantique. L’éminent chercheur sénégalais de l’Égypte pharaonique ne s’arrête pas là. Son combat culturel aura naturellement un prolongement politique. Les deux s’imbriquent. Dans les années cinquante, Cheikh Anta est l’un des principaux animateurs de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) qui lance pour la première fois, en direction de l’Afrique, le mot d’ordre d’ « indépendance immédiate » bousculant le calendrier et le programme politique des partis fédéraux africains.

En 1952 secrétaire général des étudiants du RDA (Rassemblement démocratique africain), il dirige les recherches théoriques de l’aile radicale et révolutionnaire de ce parti, représentée par Sékou Touré, Modibo Keïta, les Camerounais Ruben Um Nyobé et le Dr Félix Moumié. Houphouët-Boigny et Mamadou Konaté, fondateurs du RDA, le parti africain le plus puissant dans la lutte anticolonialiste commencent à avoir des problèmes, à la base et aux instances de direction. C’est le moment où la révolution algérienne quadrille, par ses structures clandestines, toute l’Algérie. Novembre 1954 ; les attentats de Sétif déclenchent la lutte de libération. Dans le même temps, Dien Bien Phu sanctionne au Vietnam la défaite de l’armée française devant les maquis de Giap. Le mythe de l’invulnérabilité de la puissance coloniale s’effondre et l’histoire bascule.

Mobilisation générale autour d’un projet salutaire

En 1960, le Sénégal recouvre sa souveraineté nationale. Nommé directeur du laboratoire Carbone 14 à l’IFAN (1), Cheikh Anta Diop s’adonne à des recherches sur l’énergie solaire et parachève l’élaboration théorique de sa vision politique qui s’identifie à celle de Nkrumah et la consolide. Il appelle, avec force démonstrations, à la mobilisation générale autour d’un vaste projet sans lequel, à ses yeux, il n’y a pas de salut.

En 1974, il pose les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État fédéral d’Afrique noire. Il fait l’inventaire des richesses naturelles et humaines du continent (énergie solaire, hydro-électricité, mines, etc.) ; lance des projets d’infrastructures, de développement de l’enseignement et des techniques, des grands projets pour lutter contre la sécheresse ; dessine une carte de l’industrialisation potentielle sur une grande échelle. Et cela dans un cadre fédéral qui doit assurer la sécurité du continent et son indépendance économique. Selon lui, il faut que la mobilisation atteigne l’intensité et la dimension de celle qui a mis debout l’URSS.

L’Afrique politiquement circonscrite et campée sur ses jambes, Cheikh Anta va encore plus loin. Débouchant sur la perspective de la résorption des contradictions mondiales, il prévoit l’époque de la conquête du système solaire dans la conclusion de son ouvrage l’Unité culturelle de l’Afrique noire. Les Africains, dira-t-il, ont leur place dans cette conquête spatiale. L’univers de demain, selon toute vraisemblance, sera imprégné de l’optimisme africain.

Aujourd’hui, la réhabilitation du patrimoine culturel nègre et de son apport central à la civilisation universelle de l’Antiquité – dans les sciences et les arts – est œuvre accomplie. La légitimité de notre identité dans la dignité est dorénavant à assumer par les générations présentes et futures. Il s’agit d’aller de l’avant, d’ouvrir des horizons sûrs, éprouvés ; de se saisir de l’esprit de création des bâtisseurs de l’Antiquité nègre. Pour innover, tracer des lignes de force de possibilités et de progrès à partir desquelles nos peuples puissent marcher, s’épanouir, construire.

Car, pour nos peuples qui ont connu toutes les tragédies multi-séculaires de l’histoire humaine et qui ont porté le joug jusqu’à connaître la tragique et vertigineuse rupture de leur conscience historique, il n’y aura point de salut tant que les héritiers responsables d’aujourd’hui, les dirigeants politiques, n’auront pas admis l’impératif devoir de leur accorder ce droit inaliénable que sont des espaces de liberté. Et là nous entrons de plein fouet dans la politique immédiate.

Si le culturel est un ferment, un stimulant vivifiant qui l’affermit et consolide l’identité des peuples, la politique, système et technique d’organisation du pouvoir qui régit les peuples dans leurs droits et devoirs, est toutefois seule capable de défendre et de préserver le présent et l’avenir de la nation. Ce sont les déséquilibres ethnico-sociaux multiformes et la dégénérescence politique de l’empire pharaonique centralisé à l’excès, ésotérique et divinatoire, qui ont causé son affaissement unique dans l’histoire, jusqu’à J’oubli de son écriture à partir du VIe siècle avant J.-C

Le flambeau des jeunes générations

C’est dans ce domaine crucial que les jeunes générations d’intellectuels doivent prendre la suite de celui qui a consacré sa vie à nous restituer notre passé.

Depuis la parution de Nations nègres et culture en 1955, de nouvelles données, d’une dimension insoupçonnée il y a encore un demi-siècle, ont surgi, prenant la place de l’ancienne cartographie du monde. Nous assistons à l’émergence fulgurante de deux hégémonies politico-militaires qui ont la particularité de posséder la haute maîtrise de la technologie moderne, des bases d’appui stratégiques et des États satellites à l’intérieur de chaque continent. De fait, nos peuples et nos États sont sous leur pression.

La puissance américaine, quant à elle, plus pénétrante par le moyen de ses multinationales a la particularité de détenir le monopole des banques de données, des circuits de distribution et d’échanges, des unités de transformation des matières premières. Ces facteurs structurels de l’ère post-industrielle ont introduit une dimension révolutionnaire et belliqueuse dans le marché mondial et dans le rapport entre les États. Notre souveraineté politique et culturelle se trouve ainsi en inadéquation avec notre pouvoir économique dans la mesure où nos États n’ont aucune prise sur le cours des marchés.

Dans cette nouvelle bataille, ce nouveau défi des temps modernes, des voies singulières et synchroniques sont à trouver. L’essentiel est que nous ne nous battions pas entre nous. L’audace et l’intuition du Pr Cheikh Anta Diop doit nous y aider.

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