En Libye, des barils qui sentent la poudre

Après des victoires militaires importantes, les forces armées des deux autorités rivales sont désormais à moins de 200 km l’une de l’autre. Principal enjeu : le contrôle de l’or noir.

Vue de tripoli depuis le repère d’un soldat des forces libyennes affiliées au gouvernement le 27 septembre 2016. © Manu Brabo/AP/SIPA

Vue de tripoli depuis le repère d’un soldat des forces libyennes affiliées au gouvernement le 27 septembre 2016. © Manu Brabo/AP/SIPA

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Publié le 8 octobre 2016 Lecture : 6 minutes.

La victoire est acquise. Les combattants de l’opération Al-Bunyan Al-Marsous (« Structure solide »), voulue par le Conseil présidentiel (CP) du Premier ministre Fayez el-Sarraj et menée majoritairement par les brigades de Misrata, sont sur le point de chasser Daesh de Syrte. Il ne reste qu’une centaine de jihadistes acculés avec leurs familles dans un périmètre de 1 km2, au cœur du district numéro 3, dans l’est de la ville.

Une réussite pour le CP

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Les affrontements, commencés le 12 mai, ont tourné à l’avantage des forces du CP de Tripoli à la faveur des raids américains sur les sites stratégiques de Daesh, en août. Le bilan reste cependant lourd : en quatre mois, on compte plus de 530 morts et 2 500 blessés du côté d’Al-Bunyan Al-Marsous, dont 90 % sont des hommes de Misrata. Politiquement, la réussite est totale. Le CP s’enorgueillit d’avoir éradiqué le fief de Daesh en Libye, que le groupe terroriste contrôlait depuis 2015.

Sur le plan économique, le CP a passé un accord en juin avec Ibrahim el-Jadrane – qui, fort d’une milice d’une dizaine de milliers d’hommes, contrôle depuis 2013 les principales installations du croissant pétrolier – pour une reprise des exportations de l’or noir. L’entente devrait permettre de renflouer les banques et d’apaiser ainsi la colère des Libyens, lesquels ne peuvent retirer plus de 500 dinars par semaine (près de 320 euros au marché officiel, à peine 100 euros au marché noir).

Martin Kobler, chef de la mission de l’ONU en Libye, était même venu saluer Jadrane à Ras Lanouf fin juillet. Après des débuts difficiles, Sarraj et les huit autres membres du CP pouvaient être optimistes. Puis vint le 11 septembre.

Prise de contrôle par les troupe d’Haftar

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À la veille de l’Aïd-el-Kébir, Khalifa Haftar et son autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) s’emparent sans coup férir des sites pétroliers de Ras Lanouf et d’Essider. Le lendemain, c’était au tour de Brega et de Zueitina de tomber. L’ancien frère d’armes de Kadhafi durant la révolution de 1969 devient le nouveau maître de l’or noir, 80 % du pétrole exporté provenant du golfe de Syrte.

En face, les hommes de Jadrane ont refusé de combattre, obéissant ainsi aux ordres de leurs chefs tribaux de Cyrénaïque, la région orientale du pays. La Chambre des représentants (CdR) de Tobrouk et son bras armé, Khalifa Haftar, ainsi que les tribus de l’Est menaient des discussions depuis des mois pour peaufiner une progression vers l’ouest. Elles ont débouché sur l’opération Éclair soudain.

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Une action minutieusement préparée puisque, quelques heures avant son déclenchement, Ali Qatrani, membre boycotteur et pro-Haftar du CP, était revenu à Tripoli à la surprise générale, et Fathi al-Majbari, soutien de Jadrane au sein de ce même CP, a légitimé, là encore contre toute attente, Éclair soudain peu après le début de l’opération. Dans la foulée, Haftar a annoncé qu’il remettait les clés des infrastructures à la Compagnie pétrolière nationale (NOC).

Un premier tanker battant pavillon maltais est arrivé le 21 septembre à Ras Lanouf pour charger 781 000 barils d’or noir à destination de l’Italie. Les recettes en devises des exportations iraient directement dans les caisses de la Banque centrale de Libye (BCL), de quoi atténuer la crise des liquidités et améliorer l’image de Haftar auprès de la population.

La NOC a accueilli la nouvelle avec satisfaction, tout en continuant à ne reconnaître que le CP comme unique organe exécutif. Elle a en outre assuré pouvoir produire 900 000 barils par jour d’ici à la fin de l’année, contre moins de 200 000 actuellement.

Souvent critiqué pour son incapacité à déloger les jihadistes de Benghazi depuis plus de deux ans, Haftar s’est ainsi remis au centre du jeu. Ses objectifs : diriger à tout le moins la future armée libyenne, voire prendre les rênes du pays, comme son protecteur Abdel Fattah al-Sissi en Égypte. « Mais Haftar doit se méfier, prévient un observateur international, les tribus de l’Est sont fédéralistes, contrairement à lui. En donnant l’argent à la NOC et à la Banque centrale, toutes deux basées à Tripoli, et en se voyant marcher sur la capitale, il risque de s’aliéner ses soutiens de Cyrénaïque. »

De nombreux points de constestation

Les postes avancés d’Al-Bunyan Al-Marsous et de l’ANL sont séparés par les régions de Harawa et de Nouflyiah, qui ne sont aujourd’hui contrôlées par personne. Exténuées physiquement et moralement par une guerre très dure contre Daesh, les brigades misraties ne sont pas en capacité de défier immédiatement Haftar. L’inquiétude domine : « Maintenant, Haftar est en mesure de bombarder Syrte, explique Ibrahim Baïthimal, chef du conseil militaire de Misrata. C’est‑à-dire qu’il peut décimer nos troupes sur le front et s’approprier la victoire contre les jihadistes. »

L’ancien chef de l’armée libyenne durant la guerre contre le Tchad dans les années 1980 pourrait aussi attaquer Misrata par voie aérienne, assure une source militaire locale. Venu quémander de l’aide à Tripoli, Jadrane a tenté une contre-offensive à Ras Lanouf et à Essider le 18 septembre, sans succès. Pour Ali Abou Sitta, conseiller municipal de Misrata, « c’est à la communauté internationale de prendre ses responsabilités. Elle doit mettre la pression sur Haftar, qui agit comme un dictateur ».

Si ces forces politiques et militaires venaient à s’allier, un combat au cœur du croissant pétrolier serait à redouter ainsi qu’une déstabilisation dans l’Ouest

Une demande qui risque de rester lettre morte tant la communauté internationale semble dépassée. Les Frères musulmans, très présents au sein du CP et de la Banque centrale, ont été plus virulents via leur parti politique, Justice et Construction, qui menace de « déclencher des contre-attaques ». « Des factions militaires de l’Ouest et du Centre, dont des milices de Tripoli et de Misrata qui ne reconnaissent pas l’autorité du CP, et la Brigade de défense de Benghazi [islamiste], anti-Haftar, poussent également à une réponse armée », explique Claudia Gazzini, spécialiste de la Libye à l’International Crisis Group (ICG).

Si ces forces politiques et militaires venaient à s’allier, un combat au cœur du croissant pétrolier serait à redouter ainsi qu’une déstabilisation dans l’Ouest. Zintan, elle, alliée de Haftar, a accumulé beaucoup d’armes lourdes et de munitions et pourrait tenter de reprendre Tripoli, perdue à l’été 2014. Les chancelleries occidentales s’inquiètent de leur côté du retour des jihadistes à Sabratha – dont le camp de Daesh a été détruit par les Américains en février. La ville pourrait devenir la nouvelle capitale du groupe terroriste en Libye. Sabratha est située à 100 km à peine de la Tunisie.

Embarras occidental

«C’est un coup magistral de Haftar, qui met la communauté internationale dans l’embarras », admet un observateur après la prise des sites pétroliers. À New York, le 19 septembre, en marge de la session de l’Assemblée générale de l’ONU, Ban Ki-moon a affirmé à Fayez el-Sarraj que seuls le Conseil présidentiel (CP) et le gouvernement d’union nationale (non encore formé) étaient reconnus comme « autorités exécutives » de la Libye, tout en lui recommandant de discuter avec toutes les parties, y compris avec Khalifa Haftar.

Mais Martin Kobler, chef de la mission de l’ONU en Libye, s’est dit incapable de faire venir le désormais maréchal de Libye à la table des négociations. « Le temps est précieux et nous ne pouvons pas le perdre avec le discours creux de M. Kobler », s’est défendu Haftar dans un journal égyptien. Le mandat de Kobler apparaît ainsi de plus en plus fragile. Les pays occidentaux sont également dans l’impasse.

Les États-Unis et le Royaume-Uni, principaux soutiens du CP, sont en train de perdre leur levier d’action avec le déclin des Frères musulmans, leur interlocuteur privilégié. La France apporte son soutien à Sarraj, mais, dans le même temps, mène des actions clandestines à Benghazi aux côtés de Haftar. Elle ne semble pas avoir été informée de l’opération Éclair soudain et se retrouve ainsi en porte‑à-faux par rapport à la position officielle de ses alliés.

Pour Wolfram Lacher, chercheur au sein de l’Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité (SWP), l’avancée de Haftar a tout simplement rendu « obsolète » l’existence de l’accord politique signé le 17 décembre 2015 à Skhirat (Maroc) sous l’égide de l’ONU et qui a conduit à la création du CP.

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