Politique

RDC : quel rôle joue vraiment Marthe Tshisekedi, la mère du chef de l’État ?

Elle a fait face à l’adversité aux côtés de son défunt mari, Étienne, éternel opposant. Aujourd’hui, « Maman Marthe » veille sur son président de fils, Félix.

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Mis à jour le 30 mai 2020 à 19:40

Marthe Tshisekedi (au centre) avec sa famille lors d’une cérémonie d’adieu à son mari, à Kinshasa, le 31 mai 2019. © Kenny Katombe/REUTERS

Les doigts croisés, enfoncé dans le canapé, le regard fuyant l’objectif, Jean-Marc Kabund-a-Kabund, président intérimaire de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), et Augustin Kabuya, son secrétaire général, ont presque l’air intimidé. Ce 4 mai, ils ont rendez-vous rue Pétunias, dans le quartier de Limete, fief kinois de l’UDPS. Une commune où se situe aussi la résidence de l’influente « Maman nationale » – le surnom dont les militants affublent Marthe Tshisekedi. Confortablement installée dans son fauteuil, la veuve d’Étienne Tshisekedi se prête au jeu de la photo.

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Rien d’autre ne filtrera de ce rendez-vous, dont le timing est loin d’être anodin. La direction de l’UDPS est confrontée à la fronde de certains de ses cadres, qui contestent la légitimité de Jean-Marc Kabund-a-Kabund, et le soutien de « Maman Marthe » serait un atout non négligeable. Pourrait-elle mener une médiation ? « Elle milite pour l’unité du parti et reçoit ceux qui demandent à la voir », assure Peter Kazadi, l’un des frondeurs. « Même si elle n’exerce pas de fonction officielle, elle a la légitimité politique pour intervenir », ajoute un cadre de l’UDPS.

Ces derniers mois, Limete est devenu un point de passage stratégique pour qui souhaite prétendre à un poste à responsabilités. « Si Marthe Tshisekedi ne vous a pas à la bonne, elle peut s’arranger pour vous bloquer », affirme un ancien proche collaborateur de son mari. « Elle peut transmettre des dossiers au président, mais n’a pas de droit de regard sur les nominations », tempère Peter Kazadi, qui juge excessive l’influence prêtée à Marthe Tshisekedi.

Un rôle discret mais central

De fait, « Maman Marthe » joue pourtant, depuis plusieurs décennies, un rôle discret mais central dans le clan Tshisekedi. Née en 1937 à Mikalayi, près de Kananga, dans le Kasaï-Central, Marthe Kasalu Jibikilayi rencontre Étienne Tshisekedi au milieu des années 1950. Issue d’un milieu modeste, elle a une formation d’infirmière. Lui étudie le droit à l’Université de Lovanium, à Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa). C’est un ami d’enfance d’Étienne, Kizito Kalala, alors inscrit en médecine à Lovanium, qui les présente.

« Un jour, Étienne a vu un film qui montrait les conditions de travail des infirmières en province, raconte sa sœur cadette, Eugénie Tshika Wa Mulumba. Marthe y apparaissait, et Kizito, qui est lui aussi originaire de Mikalayi, la connaissait. Il les a présentés à la sortie de la messe, c’est Dieu qui a fait en sorte qu’ils se rencontrent ! » Ils se marieront en 1957.

L’indépendance ouvre les portes d’une ascension rapide à Étienne Tshisekedi, devenu en 1961 le premier docteur en droit du pays. Lorsque Mobutu prend le pouvoir en 1965, Tshisekedi n’a que 32 ans. Il intègre le gouvernement de Léonard Mulamba comme ministre de l’Intérieur et participe, en 1967, à la rédaction du Manifeste de la N’Sele, qui deviendra le socle du Mouvement populaire de la révolution (MPR), le parti unique.

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Installé sur le boulevard du 30-Juin, à Kinshasa, le couple Tshisekedi connaît alors l’aisance de la vie de ministre au Zaïre. « Ils s’entendaient bien avec le couple Mobutu et se fréquentaient. Marthe avait de bonnes relations avec Marie-Antoinette [la première femme du chef de l’État] », précise Eugénie Tshika.

Étienne Tshisekedi est à l’époque un fidèle du « maréchal-président ». Mais leurs relations finissent par se détériorer. En 1979, l’armée massacre des dizaines de mineurs de diamants à Katekelayi, au Kasaï. Tshisekedi se lance dans un mouvement de contestation aussi audacieux qu’inédit. En 1980, il signe, avec douze autres parlementaires, une lettre ouverte pour dénoncer les dérives du régime, puis cofonde l’UDPS.

Du cœur de la République zaïroise, le couple Tshisekedi bascule dans la clandestinité. Traqué, Étienne gagne en notoriété et s’impose rapidement comme un opposant charismatique. Il doit redoubler de discrétion et peut compter sur son épouse.

« «Maman Marthe » était déjà très politisée. Elle n’était pas impliquée dans les décisions, mais elle gérait les questions logistiques et organisait des réunions », indique Isabelle Kibassa-Maliba, la femme de Jean-Claude Tshisekedi, le fils aîné du couple. « Comme les douze autres épouses des parlementaires, Marthe Tshisekedi est considérée comme cofondatrice du parti », complète Eugénie Tshika, également engagée au sein de l’UDPS.

Les Tshisekedi sont placés en résidence surveillée au Kasaï. « C’était le retour aux conditions de vie du village, raconte la sœur d’Étienne. Toute la famille vivait dans un stress permanent. » Mobutu autorise finalement Marthe et ses enfants, parmi lesquels Félix, à se rendre en Belgique.

« Monsieur Non »

Étienne Tshisekedi, à Kinshasa, le 26 novembre 2011. © GWENN DUBOURTHOUMIEU pour JA

Étienne Tshisekedi, à Kinshasa, le 26 novembre 2011. © GWENN DUBOURTHOUMIEU pour JA

Marthe revient aux côtés de son époux au début des années 1990, alors que le pays s’ouvre au multipartisme. Mais Étienne ne s’est pas assoupli. En septembre 1991, il est nommé Premier ministre, mais l’expérience ne dure pas. Désigné de nouveau en août 1992, à l’issue de la Conférence nationale souveraine, il ne tient que quelques mois. La cohabitation du « Monsieur Non » de la politique congolaise avec le pouvoir ne se passera guère mieux sous Laurent-Désiré Kabila, puis sous Joseph Kabila.

Marthe pouvait occasionnellement essayer d’arrondir les angles

Tshisekedi confirme sa réputation d’opposant tenace et têtu – autoritaire même, selon ses détracteurs. « Personne ne pouvait se targuer d’avoir une influence totale sur lui, mais Marthe pouvait occasionnellement essayer d’arrondir les angles et pousser certaines décisions », résume un ancien homme de confiance du Sphinx.

Lorsque s’organisent, en 2006, les premières élections pluralistes du pays, Étienne Tshisekedi refuse d’y participer, convaincu que la communauté internationale a pris le parti de Joseph Kabila. Ce faisant, il renonce à exercer une influence au sein des institutions. « Marthe n’était pas particulièrement favorable au boycott de ces élections, se souvient Kazadi. Elle l’a poussé à faire, à certains moments, des compromis. Mais il imposait toujours ses choix. »

Toujours là

En 2011, le scénario est différent. Après une longue convalescence, Tshisekedi mène une campagne tambour battant, mais perd dans les urnes. Convaincu que la victoire lui a été volée, il interdit aux parlementaires de siéger à la nouvelle Assemblée. La rupture avec certains cadres « indisciplinés » est consommée, mais Étienne peut encore compter sur son clan et sur Marthe. « Lorsqu’il recevait dans son bureau, elle était toujours là, raconte Peter Kazadi. Elle pouvait filtrer les gens et même recadrer ceux qui tenaient un discours qui lui déplaisait. »

Son influence grandit à mesure que la santé d’Étienne Tshisekedi décline. Une querelle de succession s’engage doucement dans une UDPS affaiblie par les divisions internes. Déterminée à imposer son fils Félix, Marthe Tshisekedi mène une campagne discrète mais efficace digne de son surnom : « le général de corps d’armée ». « L’ascension de Félix a en partie été rendue possible par l’envergure prise par sa mère », explique un proche.

Assistance hostile

Portrait géant de Félix Tshisekedi devant le QG de son parti, à Kinshasa. © Jerome Delay/AP/SIPA

Portrait géant de Félix Tshisekedi devant le QG de son parti, à Kinshasa. © Jerome Delay/AP/SIPA

Cette « reprise en main » n’est toutefois pas du goût de tous. En février 2014, un séminaire de la diaspora de l’UDPS convoqué à Bruxelles par Félix Tshisekedi, alors secrétaire national chargé des relations extérieures, tourne au débat sur l’après-Étienne.

« Maman Marthe », présente ce jour-là aux côtés de son fils, se trouve confrontée à une assistance hostile. « En coulisses, elle nous demandait de soutenir notre « frère » Félix, mais ce n’était pas sa place, lâche un ancien collaborateur du Sphinx. Nous ne souhaitions pas adhérer à ce projet dynastique et communautaire. » « Félix Tshisekedi s’est bâti tout seul, rétorque Peter Kazadi. Il n’a été imposé par personne, et Marthe s’est comportée comme une mère. Elle ne pouvait que soutenir son fils. »

Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Quelques semaines plus tard, elle interrompt une réunion entre Étienne Tshisekedi et son fidèle directeur de cabinet Albert Moleka, opposé à l’idée de promouvoir Félix. Alors que les deux hommes parlent d’une reconfiguration du bureau politique, Moleka est chassé de la résidence. Il n’y remettra plus les pieds.

Pour Tshisekedi, les années suivantes seront une alternance de périodes de convalescence en Europe et de tractations vaines avec Kinshasa à l’approche de la fin du mandat de Kabila. Il finit par revenir au pays en juillet 2016. Mais sa santé ne suit plus et le prive de son baroud d’honneur, alors qu’il avait été désigné pour assurer le suivi de l’accord politique de la Saint-Sylvestre, censé encadrer la transition. L’emblématique opposant s’éteint à Bruxelles le 1er  février 2017.

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Le clan Tshisekedi s’engage sans le savoir dans d’interminables négociations, sur fond de tractations politiques, pour faire rapatrier le corps. Mgr Gérard Mulumba, frère cadet d’Étienne, est chargé de représenter la famille auprès du pouvoir, mais la voix de Marthe Tshisekedi reste prépondérante : c’est elle qui s’oppose à l’idée d’un enterrement dans le Kasaï. « Il était essentiel pour elle que les Congolais puissent avoir un accès facile à la sépulture », justifie un membre de la famille.

Très affectée

Le célèbre béret d'Etienne Tshisekedi, sur son cerceuil aux couleurs de la RDC, lors de la cérémonie d'hommage populaire le 31 mai 2019 à Kinshasa. © DR / Présidence RDC

Le célèbre béret d'Etienne Tshisekedi, sur son cerceuil aux couleurs de la RDC, lors de la cérémonie d'hommage populaire le 31 mai 2019 à Kinshasa. © DR / Présidence RDC

Dans l’appartement familial de Woluwe-Saint-Pierre, dans la région de Bruxelles, elle apparaît très affectée. « Elle a vraiment vécu son deuil selon nos coutumes : tant que le mari n’est pas enterré, on dort par terre. Ça a duré des semaines avant que ses fils ne parviennent à l’en dissuader », raconte Isabelle Kibassa-Maliba.

Le 27  juillet 2017, les yeux humides retranchés derrière de larges lunettes, Marthe Tshisekedi intervient sur le plateau de TV5 Monde pour partager sa colère contre « monsieur Kabila », qu’elle accuse de faire obstacle au rapatriement du corps de son mari. « Dans notre coutume bantoue, je n’ai jamais vu ça », lance-t-elle d’une voix tremblante.

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« Ya Tshitshi » aura finalement droit à des obsèques nationales, à la fin de mai 2019. Un « soulagement » pour la famille. « Pendant tout le vol qui la ramenait à Kinshasa, Marthe a prié, se souvient Isabelle Kibassa. Elle était enfin apaisée. »

Une issue rendue possible par la transition inattendue qui a vu Félix Tshisekedi succéder à Joseph Kabila en janvier 2019. Par un hasard de l’Histoire dont seule la politique congolaise semble avoir le secret, son fils doit partager le pouvoir avec celui que son père a toujours combattu. « Marthe n’est pas dupe, conclut Isabelle Kibassa. Elle connaît ce milieu et sait qu’elle doit suivre de près ce qu’il se passe. Mais Félix est comme son père, il n’écoute pas toujours. »


Qui pour apaiser les tensions ?

Au siège de l’UDPS, dans la commune de Limete. © JUNIOR D.KANNAH

Au siège de l’UDPS, dans la commune de Limete. © JUNIOR D.KANNAH

Regroupés au sein du collectif Sauvons l’UDPS, plusieurs cadres contestent la légitimité et la gestion de Jean-Marc Kabund, nommé en janvier 2019 par Félix Tshisekedi pour assurer son intérim à la tête du parti. Emmenés par Paul Tshilumbu, démis de ses fonctions de porte-parole en avril, Jacquemain Shabani, évincé de la Commission électorale permanente (CEP) en mars, et Peter Kazadi, conseiller juridique de l’UDPS, les frondeurs réclament notamment l’organisation d’un congrès pour clarifier la situation.

Félix Tshisekedi avait déjà dépêché son haut représentant, Kitenge Yesu, pour tenter d’aplanir les divergences en mai 2019. Mais la situation semble s’être dégradée depuis. Un groupe de parlementaires UDPS a évoqué la question avec Félix Tshisekedi au début de mai. Selon nos informations, des consultations seraient en cours avec les différentes parties.