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De gauche à droite : Abbas Mahamat Tolli, Abdellatif Jouahri, Tiémoko Meyliet Koné © fernand kuissu ; reuters ; clément tardif

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Finance – Les sentinelles du Trésor des Africains

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Banquiers centraux : ces sentinelles du Trésor des Africains

Face aux crises, les gouverneurs de banques centrales doivent être réactifs, tout en préservant les fondamentaux. Plongée, de Rabat à Dakar, au cœur d’un métier à très haute responsabilité.

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Mis à jour le 6 juin 2020 à 11:04

De gauche à droite : Abbas Mahamat Tolli, Abdellatif Jouahri, Tiémoko Meyliet Koné © fernand kuissu ; reuters ; clément tardif

Signe : ferme. Ascendant : méthodique. De Rabat à Dakar et à Yaoundé, cette image revient régulièrement lorsqu’il s’agit de décrire ces gardiens du temple de l’économie que sont les gouverneurs des banques centrales des pays africains. Le grand public connaît généralement leurs noms mais ne les observe qu’à distance, lors d’épisodiques conférences de presse où ils annoncent de cryptiques ajustements de divers taux d’intérêt et autres outils de politique monétaire.

Ces influents mais souvent discrets serviteurs de l’économie ont rarement occupé une place aussi importante qu’en ce moment, alors qu’une triple crise – sanitaire, économique et énergétique – ébranle les fondements des pays du continent. Et leur mission paraît plus compliquée que d’ordinaire : réagir promptement à la crise tout en veillant à préserver les grands indicateurs économiques (monnaie, niveau des prix, réserves de devises…)

Rapide montée au créneau

« Il existe un principe en économie, connu sous le nom de “modèle de Dornbusch”, selon lequel une crise prend plus de temps à se produire que vous ne le pensez, mais se produit ensuite plus vite que vous ne pouvez le croire », avertissait en mars Lesetja Kganyago, gouverneur de la South African Reserve Bank. Depuis, les prévisions de croissance ont toutes basculé dans le rouge. Le FMI prévoit un recul de 1,6 % du PIB en Afrique subsaharienne en 2020, après une hausse de 3,1 % l’an dernier.

Qu’ils se nomment Abdellatif Jouahri (gouverneur de Bank Al-Maghrib, au Maroc – BAM), Tiémoko Meyliet Koné (BCEAO), Abbas Mahamat Tolli (Beac), Marouane Abassi (Tunisie), ou encore Godwin Emefiele (Nigeria), Patrick Ngugi Njoroge (Kenya) ou Lesetja Kganyago (Afrique du Sud), tous sont très vite montés au créneau face à la crise actuelle.

« La BCEAO a lancé une fenêtre de refinancement, “Covid-19 T-Bills”, qui permet à chaque État de l’Uemoa d’émettre un nombre limité de bons du Trésor spéciaux que les banques pourront utiliser en garantie pour obtenir un refinancement à un taux fixe de 2,5 % », note un économiste ouest-africain qui salue l’intervention de Tiémoko Meyliet Koné (71 ans). « Nos États avaient besoin de renfort face au Covid. Et le gouverneur Koné a répondu en ajustant les outils pour permettre à nos pays de respirer », explique notre source.

Signature d'un protocole d'accord sur le financement des PME et PMI à Djeddah en Arabie Saoudite le 16 janvier, entre Khaled Al-Aboodi, directeur général de la SID, et Tiémoko Meyliet Koné, gouverneur de la BCEAO. © SID

Signature d'un protocole d'accord sur le financement des PME et PMI à Djeddah en Arabie Saoudite le 16 janvier, entre Khaled Al-Aboodi, directeur général de la SID, et Tiémoko Meyliet Koné, gouverneur de la BCEAO. © SID

Ouverture des vannes

Au Maroc, Abdellatif Jouahri (80 ans), longtemps sceptique quant à une révision du taux directeur – le taux d’intérêt auquel les banques commerciales obtiennent des liquidités –, a acquiescé, le 17 mars, à une baisse de 25 points de base à 2 % de cet indicateur, désormais à son plus bas niveau depuis 1996 ! Une semaine auparavant, le 9 mars, celui dont le mandat à la tête de BAM, entamé en 2003, a été renouvelé ce même mois par Mohammed VI, avait approuvé un relâchement de la bande de flottement du dirham élargi de ±2,5 % à ±5 %.

« Cela permettra non seulement de contribuer au développement du marché des changes marocain, mais également de renforcer la résilience de l’économie et sa capacité à absorber les chocs externes », a expliqué Abdellatif Jouahri. Le 30 mars, BAM a aussi « ouvert les vannes », triplant la capacité de refinancement offerte aux banques commerciales pour soutenir l’accès au crédit des ménages et des entreprises. Un choix salué par l’économiste marocain Nabil Adel, pour qui des solutions telles que le financement direct de la dette du Trésor auraient été néfastes.

Dans toute l’Afrique, les banques centrales ont réagi de manière assez rationnelle

Si, en Afrique centrale, Abbas Mahamat Tolli (48 ans) a peut-être accusé un certain retard à l’allumage dans la réponse au Covid-19, le Tchadien s’est repris. La baisse du taux directeur est intervenue le 27 mars, ainsi que la décision de doubler à 500 milliards de F CFA (762 millions d’euros) le volume hebdomadaire de liquidités injectées dans l’économie. La Beac a mis 90 milliards de F CFA à la disposition de la Banque de développement des États de l’Afrique centrale (BDEAC) et repoussé d’un an le remboursement de 2 770 milliards de F CFA de créances des États prévu pour la fin de 2021.

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« Dans toute l’Afrique, les banques centrales ont réagi de manière assez rationnelle », estime David Cowan, économiste en chef Afrique de Citi. Ces réactions promptes suffiront-elles à mitiger les effets de la crise ? Selon cet expert passé par la Banque centrale du Botswana, dans plusieurs pays du continent : « Les taux directeurs étaient déjà bas, or avec une crise comme celle du Covid-19, nous sommes confrontés à un choc de la demande, et la politique monétaire n’aura qu’un impact limité. Ce qu’il faut maintenant, c’est un stimulus budgétaire, mais peu d’États de la région disposent de la latitude fiscale nécessaire. »

Maintien de la stabilité des prix

Pour Tarik El Malki, enseignant-chercheur en économie, les mesures d’assouplissement prises par Bank Al-Maghrib ne sont que « d’ordre conjoncturel ». Selon le directeur de l’Iscae Rabat, les « missions dévolues à la banque centrale sont très réduites et se limitent au maintien de la stabilité des prix », sans intégrer les objectifs du plein-emploi, ou de la croissance économique. Il voudrait que la monnaie soit un levier, avec d’autres outils, au service du développement économique des pays.

Le spectre de l’hyperinflation du Zimbabwe et de l’ex-Zaïre n’a jamais disparu

Dans l’entourage des gouverneurs africains, nombreux sont ceux qu’exaspère la mécompréhension générale des limites des instruments de politique monétaire, mais également des dangers inhérents à leur mauvaise utilisation. Autrement dit : si les capacités des banques centrales à booster la croissance sont restreintes, les dangers posés par un relâchement incontrôlé des instruments monétaires demeurent immenses et sous-estimés.

« Malgré la nécessité d’un stimulus monétaire, le Comité de politique monétaire de la Banque centrale du Nigeria doit maintenir des taux stables pour protéger la monnaie d’une nouvelle dépréciation après que la devise nationale s’est affaiblie sur le marché parallèle. Et que l’inflation a atteint 12,34 % », rappelle pour sa part Murega Mungai, analyste chez le courtier en devises AZA.

Mélange de prudence et de flegme

Pour beaucoup de gouverneurs, le spectre de l’hyperinflation du Zimbabwe et de l’ex-Zaïre ou le choc de la dévaluation du franc CFA de 1994 n’ont jamais disparu. D’où un mélange de prudence et de flegme – voire d’indifférence, c’est selon – vis-à-vis de leurs détracteurs.

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Le profil des gouverneurs africains ne serait pas pour rien dans leur approche plus modérée. Ils sont en effet nombreux à être passés par la recherche (Abassi, économiste de métier) ou la haute administration publique (Koné, Jouahri, Kganyago, Abbas Tolli), plus rarement par les banques privées (Godwin Emefiele, ex-patron de Zenith Bank) ou les institutions financières internationales (Patrick Ngugi Njoroge, ancien du FMI).

Ayant intégré Bank Al-Maghrib dès 23 ans, Abdellatif Jouahri est au cœur du système depuis près de soixante ans

« Un gouverneur de banque centrale ayant une expérience du secteur financier [privé] est associé à trois fois plus de mesures de déréglementation qu’un gouverneur n’ayant pas cette expérience », notent Prachi Mishra (FMI) et Ariell Reshef (Paris School of Economics) dans une étude de mai 2018.

Abdellatif Jouahri, wali de Bank al-Maghrib. © AP/SIPA

Abdellatif Jouahri, wali de Bank al-Maghrib. © AP/SIPA

Au cœur du système depuis près de soixante ans, Abdellatif Jouahri connaît parfaitement les arcanes du pouvoir et peut compter sur la confiance du roi. Il a intégré la première fois la banque centrale à l’âge de 23 ans, en 1962, avant de rejoindre, en 1978, le gouvernement formé par Ahmed Osman, qui le prend sous son aile et lui confie la Réforme des entreprises publiques. Il devient ensuite ministre des Finances, pour cinq ans, dans les gouvernements de Maati Bouabid et de Mohamed Karim Lamrani.

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À sa sortie, on lui confie les clés de BMCE, qu’il remet en forme avant sa privatisation, en 1995, avant de diriger la Caisse interprofessionnelle marocaine de retraite puis d’être promu à la tête de BAM. Aussi accueille-t-il avec détachement les frondes d’où qu’elles viennent. Critiqué récemment par le haut-commissaire au Plan, Ahmed Lahlimi, pour sa politique conservatrice et sa volonté de maintenir l’inflation à des niveaux bas, le gouverneur de la banque centrale s’est borné à rappeler à l’ex-ministre de l’Économie sociale la « complexité » de l’équation et la nécessité de veiller aux autres équilibres.

« C’est lui [ministre des Finances entre 1981 et 1986] qui a géré le plan d’ajustement structurel que nous avaient imposé le FMI et la Banque mondiale, en 1983. C’était une période très difficile pour tous, mais il a eu le dos large », rappelle l’ex-dirigeant d’une banque marocaine, qui préfère garder l’anonymat. Selon lui, la fermeté du wali de la Banque centrale viendrait précisément de la hantise de revivre cette époque où le royaume était en cessation de paiements.

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Critiques acerbes et constantes

Il en va ainsi également du gouverneur Koné – à l’origine de la création de l’agence Umoa-Titres qui a aidé les pays de la zone à mobiliser 12 000 milliards de F CFA –, décrit comme un dirigeant réservé mais généreux avec ses équipes et pour qui, selon un fin connaisseur de l’institution régionale, sa fonction est « un sacerdoce ». L’Ivoirien a passé l’essentiel de sa carrière à la BCEAO, dont il a gravi tous les échelons (contrôleur général, conseiller du gouverneur, directeur national, directeur du patrimoine…).

Le niveau des réserves et le taux de couverture extérieur de la monnaie sont l’obsession des gouverneurs.

« C’est un gouverneur au service de l’union », insiste un de ses proches, pour qui le patron de la BCEAO inscrit son mandat dans la continuité de ses devanciers – souvent illustres, tels qu’Alassane Ouattara, futur chef de l’État, et Charles Konan Banny (futur Premier ministre et candidat à la présidentielle de 2015). Ce haut fonctionnaire de métier, longtemps détaché des joutes politiques hormis un bref passage au gouvernement, est un ami de longue date d’Abdellatif Jouahri. Comme son homologue marocain, il peut se montrer impassible face aux critiques – acerbes, constantes et parfois déraisonnables –, notamment dans le cas du franc CFA.

« Un banquier central dans un régime de change fixe doit avant tout veiller à la stabilité extérieure de la monnaie. Ainsi, le niveau des réserves et le taux de couverture extérieur de la monnaie sont les indicateurs qu’il surveille quasi quotidiennement, au point d’en faire une obsession », martèle pour sa part un proche d’Abbas Mahamat Tolli, gouverneur de la Beac.

Billets de 10 000 francs CFA. © Kaysha/CC/Flickr

Billets de 10 000 francs CFA. © Kaysha/CC/Flickr

Fermeté et indépendance

Pour le dirigeant tchadien, ancien ministre des Finances de son oncle le président Idriss Déby Itno, dont il fut également directeur de cabinet, la fermeté et l’indépendance sont indispensables à la réussite d’une mission quasi impossible tant les pressions aussi bien externes qu’internes sont pléthore. « La Beac ne saurait s’afficher comme un îlot de prospérité et d’opulence dans une sous-région en crise », clamait-il dès sa prise de fonctions, en février 2017, avant d’engager une intense réduction du train de vie de l’institution. Malgré la grogne du secteur privé et en particulier de l’industrie extractive, l’ancien patron de la BDEAC fait appliquer la réglementation sur la domiciliation des réserves de change, approuvée des années auparavant.

« Il a mis les banquiers et les patronats au pas par rapport à l’application de cette réglementation, et continue de tenir tête au lobby pétrolier sur ce dossier, en dépit du manque de soutien de certains ministres des Finances », se réjouit un cadre de la banque régionale. Preuve de l’efficacité de l’approche du gouverneur : « Les marchés interbancaires et ceux des titres publics ont véritablement pris leur envol sous son impulsion », soutient notre interlocuteur. Une réussite qui dénote « son intelligence et son management collaboratif », que lui reconnaît Rigobert Roger Andély, ancien ministre de l’Économie du Congo, qui fut le numéro deux de la Beac.

Il n’y a pas de contradiction entre dynamisme économique et maîtrise de l’inflation.

Même son de cloche depuis Dakar parmi les proches de Tiémoko Meyliet Koné, qui demandent à juger son action au vu des résultats de la zone. Les professionnels du marché Uemoa lui reconnaissent le mérite d’avoir découragé les recours inconsidérés aux financements de la banque centrale. Tandis que ses équipes soulignent les performances économiques de la zone, avec une croissance supérieure à 6 % entre 2015 et 2019 et une inflation maintenue au-dessous de 2 %. Preuve s’il en fallait, selon eux, de l’absence d’une contradiction entre dynamisme économique et maîtrise de l’inflation.

À Rabat, les partisans d’Abdellatif Jouahri pointent pêle-mêle la mise en place réussie de la flexibilité du dirham en janvier 2018, l’entrée en vigueur en juillet dernier de nouveaux statuts pour la banque centrale assurant son indépendance financière et administrative. « BAM a continué à renforcer et à moderniser le cadre de la politique monétaire […], en accordant une attention particulière à la satisfaction des besoins des PME », soulignaient, en janvier, les équipes du FMI.

Limites de la politique monétaire

Malgré ces réussites, les motifs d’insatisfaction demeurent. Comme le rappelle David Cowan, « généralement les banques centrales du continent font de bonnes analyses et adoptent de bonnes politiques, mais leur succès demande une forte coordination avec le volet fiscal. Et c’est là qu’il reste beaucoup de travail à faire ». À preuve, la lutte menée par Marouane Abassi contre l’inflation a été longtemps contrecarrée par un déficit public persistant. Pour David Cowan, une meilleure coordination entre les politiques monétaires et fiscales existe au Maroc, tandis que l’adhésion aux restrictions sur le déficit du franc CFA limite les divergences dans la zone Uemoa.

La situation est un peu plus problématique dans la zone Cemac, où les États ont par le passé eu recours au financement de la Banque centrale. Une pratique à laquelle Abbas Tolli aurait mis un frein. « Nous devons prendre conscience des limites de ce que la politique monétaire peut faire pour la croissance », insistait au début de mars Lesetja Kganyago, réfutant « un malentendu de longue date » selon lequel « il suffirait de réduire les taux d’intérêt pour avoir plus de croissance ».

Il a plaidé au contraire pour des réformes macroéconomiques profondes, devant encourager « l’épargne, l’investissement, les exportations et accroître la productivité ». « Cela ne se fera pas sans peine, mais plus nous tarderons, plus ce sera douloureux », avait-il insisté. Un plaidoyer auquel se joindraient nombre de ses homologues, praticiens du métier le plus mal compris de la finance africaine.