« D’ici à 2020, si le pétrole s’arrête [sic], j’estime qu’on sera en mesure de vivre. » La petite phrase prononcée par le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (MBS) en 2016 sur Al-Arabiya lui revient aujourd’hui comme un boomerang. Si le pétrole ne s’est pas « arrêté » en 2020, la chute du prix du baril, elle-même liée à l’effondrement de la demande, menace les espoirs de transformation rapide du royaume – le projet Vision 2030 porté par MBS.
C’est là tout le paradoxe de la diversification de l’économie saoudienne, le cheval de bataille du prince depuis son avènement, en 2017 : elle est nécessairement financée par la manne pétrolière, qui représente encore plus de 70 % des revenus publics.
Frôlant les 65 dollars en début d’année, le prix du baril a connu une chute vertigineuse et se stabilise aujourd’hui entre 30 et 35 dollars. Pour le seul mois de mars, ce sont l’équivalent de 25 milliards de dollars qui ne sont pas rentrés dans les caisses de la banque centrale saoudienne. Sans compter les pertes liées à la suspension, depuis, des pèlerinages dans les villes saintes de La Mecque et Médine, deuxième source de revenus de l’État.
Les Saoudiens s’apprêtent aujourd’hui à se familiariser avec l’austérité, un concept plutôt inconnu jusqu’ici sous ces latitudes. Parmi les mesures chocs : triplement de la TVA (de 5 % à 15 %), autorisation de coupes salariales à hauteur de 40 % dans le secteur privé, suspension de certaines allocations gouvernementales et interruption de nombre d’investissements publics.
« Ces mesures sont douloureuses mais nécessaires pour maintenir une stabilité économique et financière à moyen terme et à long terme », plaidait le ministre des Finances, Mohammed al-Jadaan, le 11 mai.
Bras de fer avec Moscou et Washington
Le prince héritier ne pouvait prévoir en 2016 qu’une crise sanitaire mondiale allait, quatre ans plus tard, plonger son royaume dans l’incertitude du lendemain. Pour autant, certains des choix de Riyad ne sont pas étrangers à la situation. Comme la décision d’engager un bras de fer avec la Russie après un coup de fil houleux, au début de mars, avec Vladimir Poutine. Ce dernier ayant refusé de baisser la production russe pour limiter la casse, l’Arabie saoudite a annoncé une augmentation de sa production pour préserver ses parts de marché.
Donald Trump a fait pression sur MBS pour que l’Opep freine sa production de pétrole
Les cours, déjà à la baisse, se sont logiquement effondrés. C’est Donald Trump, inquiet du sort des producteurs américains de gaz de schiste à quelques mois de la présidentielle de novembre, qui a sifflé la fin du match en lançant, au téléphone, une nouvelle mise en garde à MBS : si l’Opep, largement sous contrôle saoudien, ne se décidait pas à freiner la production, la Maison-Blanche ne serait plus en mesure d’empêcher le Congrès de retirer les troupes américaines du territoire saoudien.
La crise sanitaire et économique a ainsi approfondi les dissensions avec Washington, déjà perceptibles en octobre 2018. « Vous [les Saoud] ne seriez peut-être pas là plus de deux semaines sans nous », avait lancé Donald Trump, fort peu diplomatiquement, lors d’un meeting dans le Mississippi, alors qu’il tentait d’obtenir… une augmentation de la production saoudienne pour faire baisser le prix du baril.
L’accueil en grande pompe à Riyad d’un Trump fraîchement élu semble aujourd’hui bien loin. « Les Saoudiens, d’une certaine manière, ont traité Trump comme un émir du Golfe, explique Stéphane Lacroix, spécialiste de l’Arabie saoudite à Sciences Po-Paris. Dès lors qu’ils étaient en phase avec la famille Trump, ils ont pensé que tout leur était accessible. Mais les États-Unis restent une démocratie, avec des contre-pouvoirs, des élections… »
Et un éventuel changement d’administration ne serait pas forcément synonyme d’un réchauffement des relations. « L’establishment américain, par réaction au trumpisme, est devenu très antisaoudien, alors qu’il était jusqu’alors plutôt favorable à Riyad », poursuit Lacroix.
Les réductions consenties par l’Opep à la mi-avril, peu après l’intervention de Trump, n’ont pas empêché les Américains d’annoncer, en mai, le démantèlement sur le territoire saoudien de plusieurs systèmes de missiles Patriot. Officiellement, aucun lien avec la politique énergétique saoudienne. Mais le timing de la décision permet d’en douter.

Un graffiti montrant le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman, dans les rues de Riyad (image d'illustration). © Amr Nabil/AP/SIPA
Une popularité menacée ?
Cinq ans après l’avènement de MBS, la popularité du prince héritier – bien réelle auprès d’une partie de la jeunesse – ressortira-t-elle indemne de cette période délicate ? Force est de constater que la plupart des dossiers sur lesquels il a la haute main n’avancent guère comme espéré.
L’opération militaire au Yémen devait ainsi démontrer que Riyad était en mesure de faire régner l’ordre dans son pré carré. Mais non seulement la rébellion houthie n’a pu être réduite, mais l’Arabie saoudite doit maintenant composer avec les ambitions sécessionnistes du Sud. À la fin d’avril, les séparatistes, rassemblés au sein du Conseil de transition du Sud (STC), ont purement et simplement proclamé l’autonomie après l’échec d’un accord de paix avec le gouvernement yéménite officiel, protégé par Riyad.
Sur le front intérieur, la hausse de la pression financière sur les ménages pourrait bien faire pâlir davantage l’étoile du jeune prince. « Jusqu’alors, MBS s’était abstenu de trop toucher la population au portefeuille. Les mesures d’austérité qu’impliquait Vision 2030 ont été finalement très peu appliquées, ou à la marge, affirme Stéphane Lacroix. Mais le pacte “autoritarisme contre prospérité” peut être menacé si la situation perdure. »
Le développement d’une société de loisirs et du tourisme, l’une des lignes de force du projet de diversification de MBS, devra encore attendre, et pas seulement du fait de la réduction des liaisons aériennes dans le monde. Le projet futuriste de la ville nouvelle de Neom, estimé à 500 milliards de dollars, pourrait être fortement freiné les prochains mois.
MBS a beaucoup promis, et à très court terme. Mais il lui sera difficile de tenir ses engagements
« MBS a vendu la promesse d’un pays prospère, à l’économie solide, qui ne dépendrait plus du pétrole. Il a beaucoup promis, et à très court terme, souligne Lacroix. Mais la situation fait qu’il peut moins que jamais tenir ses engagements. »
Encore de la ressource
Pourtant, le prince héritier a encore de la ressource. L’action de l’Aramco a ainsi retrouvé sa valeur pré-Covid en mai, avec la reprise de la demande. Et côté américain, MBS s’attache à renouer les fils avec le camp démocrate. C’est l’une des missions de la princesse Rima Bint Bandar, ambassadrice à Washington depuis février 2019.
À l’intérieur, la remise en question de sa gouvernance à court terme ou à moyen terme est peu probable. Car son diagnostic d’un pays qui court à sa perte si rien n’est fait pour diversifier son économie demeure valide.
Et le leadership saoudien peut inscrire à son crédit sa réaction à la pandémie, ayant pris très tôt des mesures drastiques pour contrer la propagation du virus. Relativement au nombre d’habitants, l’Arabie saoudite est l’un des pays qui s’en sort le mieux dans la région.
« Sur le plan financier, et pour faire face à ses difficultés, le royaume peut encore contracter de la dette », relève Stéphane Lacroix. Surtout, conclut le chercheur, « MBS a veillé à se prémunir contre une éventuelle contestation en mettant en place un État policier d’une ampleur jamais connue en Arabie saoudite, une surveillance tous azimuts et un appareil de propagande performant, en particulier sur internet ».