« J’ai une âme tourmentée. Comme la plupart d’entre nous, j’imagine. Pas à cause d’une théorie du complot ou d’un truc du genre. Juste parce qu’on est noir et en vie », s’épanche Cuffy, l’un des personnages de Lucky Man.
Dans ce recueil de nouvelles signé Jamel Brinkley, tous sont aux prises avec une réalité, un défi : être un homme – ou tenter de le devenir – dans l’Amérique contemporaine quand on est noir et issu d’un milieu défavorisé.
Au cœur de Brooklyn et du Bronx, où il a lui-même grandi, l’auteur nous fait entrer dans la vie de ces hommes comme par effraction, saisissant leurs états d’âme sur le vif. Le temps d’une sortie dans les beaux quartiers, un petit garçon touche du doigt la notion de privilège. Réunis pour un stage de capoeira, deux frères brisent le silence qui enveloppe leur enfance.
Après douze années à l’ombre, un homme suit les traces de la femme de son ami disparu. « Les personnages m’intéressent quand ils sont vraiment eux-mêmes, explique l’écrivain, diplômé du prestigieux programme d’écriture créative de l’Université de l’Iowa. Je ne veux pas qu’ils soient éclipsés par des événements dramatiques. Les gens peuvent être fascinants dans leur vie quotidienne. »
Horizon prison
Si les questions de race ou de classe ne sont jamais traitées directement, elles sont indissociables de la trajectoire de ces hommes. Dans « La Parade de J’ouvert, 1996 », un adolescent souffrant de l’absence de son père, détenu, peine à s’imaginer un autre horizon que celui de la prison.
« C’est peut-être ce qui pourrait m’arriver de mieux. Si c’est écrit, comme on dit. Si tout le monde s’y retrouve », lâche-t-il, entre provocation et résignation. La scène se déroule après l’adoption de la loi Clinton sur le contrôle des crimes violents, aujourd’hui perçue comme désastreuse, en grande partie responsable du taux d’incarcération record des Noirs aux États-Unis (près de six fois supérieur à celui des Blancs, selon l’ONG The Sentencing Project).
« On considère souvent que les hommes noirs sont naturellement enclins aux crimes et à la violence. Mettre en lumière l’une des causes structurelles de leur haut taux d’emprisonnement est pour moi une manière de combattre ces préjugés », affirme Jamel Brinkley.
Goût d’inachevé
Finaliste du National Book Award, il posait en 2018 pour le New York Times aux côtés de trente et un auteurs noirs « produisant, selon le quotidien américain, une littérature essentielle pour comprendre notre pays et sa place dans le monde aujourd’hui ».
« Je ne veux pas imposer à mes lecteurs une morale, un message, nuance-t-il. Je préfère laisser l’histoire entre leurs mains. » D’où, peut-être, ce goût d’inachevé qui ponctue certaines des neuf nouvelles de ce tout premier recueil…
L’auteur en peaufine actuellement d’autres, très attaché à un genre dont il dit être littéralement « tombé amoureux ». Mais il avoue céder, peu à peu, à la tentation du roman.