«La la la lapidée… », chante Wary Nichen, muni de son gembri – instrument gnawi à cordes – sur l’air du célèbre gospel Oh, Happy day. Guilleret, le public de l’Institut du monde arabe (IMA) répète machinalement après lui. « T’imagines si quelqu’un entre maintenant dans l’amphithéâtre ? » plaisante le comédien, provoquant une explosion de rire. Avant d’ajouter : « Je tiens à signaler que c’est une blague ! » douchant d’un coup sa propre audace.
L’amphithéâtre du célèbre centre culturel parisien s’est rempli à la fin de janvier à l’occasion de l’IMA Comedy Club, festival d’humour. Une quinzaine d’artistes, dont nombre de Franco-Maghrébins, sont montés sur scène. L’occasion de décortiquer ce qui les lie ou ce qui les oppose.
« Y a-t-il des vrais Français dans la salle ? » a balancé Wary Nichen, déclenchant une énième salve de rires. Cet Algéro-Franco-Américain tient à pouvoir « blaguer avec toutes les nationalités, sans méchanceté et sans tomber dans les clichés racistes ».
Il ne fait pas pour autant de l’« humour communautaire » son sel. « On nous renvoie souvent à nos origines, et après on nous reproche de les intégrer dans les sketchs, c’est un cercle vicieux ! »
« J’avais un public hypercommunautaire au début, y’avait que des Blancs ! s’amuse quant à lui Djamil le Shlag. C’était le public de Nova. » L’humoriste a fait ses gammes dans des petites salles avant d’être repéré par cette radio, qui lui offre une tribune depuis 2016.
Auvergnat d’origine marocaine, il tente lui aussi d’échapper aux carcans. « Quand je parle d’Auvergne, j’ai pas l’impression de faire de l’humour communautaire », tranche-t-il. Comme d’autres, il assure simplement s’inspirer de ce qu’il connaît le mieux, son histoire, et se targue de réunir un public varié.
Ascenseur social
Les références au Maghreb sont légion. « Sur des soirées de ce genre, qui plus est à l’IMA, chacun tente de maximiser ses chances de susciter des rires sur des thèmes qui parlent au public présent », estime Nordine Ganso.
« On a assisté ces quinze dernières années à une recrudescence d’humoristes majoritairement originaires du Maghreb, constate le metteur en scène Étienne de Balasy. Jamel Debbouze leur a ouvert la porte, et l’humour est devenu un ascenseur social. »
Même si nombre d’entre eux refusent d’être cantonnés à cette étiquette, complète l’auteur du Guide (presque) complet du (presque) parfait stand-up et one man show !!! « Ils évoluent vers des blagues sur la société en général, et il faut désormais se montrer plus malin pour tenter des blagues communautaires », complète Tarik Seddak, directeur artistique et scénariste.
D’autres n’hésitent pas à mettre les pieds dans le plat. Comme Samia Orosemane, originaire de Tunisie, qui a fait ses gammes dans des réseaux communautaires parisiens, en jouant notamment pour des associations musulmanes.

Samia Orosemane est originaire de Tunisie. © Alice Sidoli/IMA
Sa spécialité ? Imiter les accents maghrébins et africains, avec toutes les nuances requises. Sur le plan personnel, elle a dû se battre avec les clichés. D’abord pour pouvoir se marier avec un Martiniquais, malgré la résistance de ses parents et les insultes sur les réseaux sociaux. Ensuite pour pouvoir porter son foulard, aujourd’hui troqué contre un turban coloré. Deux situations qui lui ont inspiré des sketchs.
C’est un métier dangereux, on peut tomber sur des fous, mais le rire est fait pour extérioriser les crispations de la société et les interdits
La religion, Djamil le Shlag ne se prive pas d’en parler, « de manière cool et détendue ». Quitte à essuyer des invectives sur les réseaux sociaux : « Ce n’est pas facile au début, mais on finit par accepter, il ne faut pas trop se prendre au sérieux. »
Reste que les critiques se transforment en menaces de mort lorsqu’il s’engage dans un sketch sur les Poilus pourtant loin d’être irrévérencieux vis-à-vis des soldats de la Grande Guerre… La blague portant sur une retranscription des codes du début du XXe siècle dans le monde actuel. « C’est un métier dangereux, on peut tomber sur des fous, ironise-t-il, mais le rire est fait pour extérioriser les crispations de la société et les interdits. »
Peut-on néanmoins jongler avec ce que certains taxent hâtivement de blasphème ? Nordine Ganso a douté avant de parler de « cochonne halal » pour évoquer la rencontre entre son père congolais et sa mère maroco-algérienne.
« J’avais plus peur de jouer cette scène à l’IMA qu’ailleurs, je me suis dit que le public était susceptible d’être musulman, mais je crois que c’est celui qui a le mieux marché », se réjouit le jeune humoriste. Grâce à ses cultures multiples, il s’autorise aussi à tourner le racisme en dérision, surtout celui qui oppose Maghrébins et Subsahariens.
« Ne pas blesser »
Autre sujet brûlant pour tous les humoristes : le terrorisme. « J’ai regretté de ne pas voir émerger une espèce de Coluche après les attentats, de quelque origine que ce soit, capable de nous expliquer tout cela avec ses mots et ses blagues. Jusqu’à présent, les tentatives sont très timides, car c’est gravé dans notre chair, mais c’est pour ça qu’il faut en rire », estime Étienne de Balasy.
C’est en se saisissant de l’attentat de 2014 contre le Parlement canadien qu’Orosemane s’est fait connaître des médias généralistes. « Je représentais cette femme portant un voile qui en avait marre que de prétendus musulmans commettent des attaques terroristes en son nom. »
Sa recette : « Beaucoup d’amour et de bienveillance ». Sa limite : « Ne pas blesser ». Mais cela n’a pas empêché les insultes et les menaces sur des pages favorables au jihad armé.
« À Alger, certaines blagues passeraient bien, mais moins dans l’intérieur du pays », estime Karim, spectateur algérois de l’IMA Comedy Club. Alors que nombre de jeunes talents n’ont jamais joué « au pays », Wary Nichen s’est engagé depuis longtemps dans son Algérie natale.

L’Algéro-Franco-Américain Wary Nichen et son gembri. © Alice Sidoli/IMA
Diplômé de cinéma, il tourne un court-métrage très critique envers le pouvoir lorsque Bouteflika se représente à la présidence, en 2013. Souvent, il s’inspire de l’actualité : « Quand il y a un éléphant dans la pièce, je ne peux pas l’ignorer », résume-t-il. Mais tous les humoristes ne souhaitent pas s’engager sur ces terrains. Question, parfois, de légitimité.
Tabous
« Je ne parle pas de politique tunisienne car je suis née et j’ai grandi en France. En plus, cela pourrait m’enfermer dans mon pays d’origine, et je n’en ai pas envie », explique Samia Orosemane. Elle revient pourtant d’une tournée à Tunis, à Sfax et à Sousse, où elle a ajouté à son show un passage en arabe pour raconter les travers des Tunisiens.
Née d’une mère juive algérienne, Laura Domenge se refuse à faire des blagues sur le judaïsme et sur le Maghreb et ne se hasardera jamais à parler de politique marocaine. « Une fois, j’ai pointé le manque de liberté des femmes au Maroc et je me suis pris un torrent d’insultes. Ça m’a refroidie, je ne suis pas politicienne, je vois cela de l’extérieur, avec mes codes de fille qui a grandi en France dans un milieu bourgeois. »
Les inégalités sont pourtant un des créneaux de celle qui anime la chronique Allô la vie sur Wondher, média sur Instagram consacré à la condition des femmes. Et va jusqu’à assurer : « La loi contre les signes ostentatoires devrait s’appliquer aux connards en général, t’as le droit d’en être, mais chez toi. »