Société

Au Sénégal, l’omniprésence des grandes entreprises françaises nourrit le sentiment anticolonialiste

Au Pays de la teranga, ce sont les grands groupes hexagonaux, accusés de néocolonialisme, qui cristallisent le ressentiment. Enquête sur les nouveaux chantres de la souveraineté.

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Mis à jour le 12 mars 2020 à 12:06

Graffiti sur un mur de Dakar, le 5 mars. © Clément Tardif pour JA

À Dakar, le ras-le-bol s’affiche sur les murs. Près des magasins Auchan, Super U et Décathlon, le long de la route de l’aéroport qui traverse la commune de Yoff, un graffiti attire l’attention. Trois individus, tunique blanche, capirote du Ku Klux Klan sur la tête, portent les drapeaux des États-Unis, de l’Union européenne et de la France. Derrière eux, un homme noir, le visage masqué d’un drapeau du Sénégal, est pendu à une potence estampillée « franc CFA ». Le slogan est sans équivoque : « France dégage ! »

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On connaît le vent contestataire qui souffle en Afrique de l’Ouest à l’encontre de l’Hexagone, dont l’intervention militaire dans le Sahel est très critiquée. Au Mali, les mobilisations anti-Barkhane se multiplient. Même amertume chez le voisin burkinabè, qui essuie régulièrement de lourdes pertes civiles et militaires. Mais au Sénégal, le mécontentement est d’une autre nature.

« Lutte contre le néocolonialisme »

Il y a d’abord le franc CFA, vieux sujet de contestation dans les quatorze pays du continent où il circule encore. À Dakar, le débat est porté par l’activiste Guy Marius Sagna et son mouvement « Non aux APE [accords de partenariat économique], non au franc CFA », rebaptisé Front pour la révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp) en 2018. Il gagne en vigueur en août 2017, lorsque l’activiste franco-béninois Kemi Seba brûle publiquement un billet de 5 000 F CFA.

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« La contestation n’est pas née à cette époque, mais le débat sur le franc CFA, très complexe, a été démocratisé. Il est sorti du milieu universitaire pour gagner la société civile », décrypte Alioune Sall, directeur exécutif de l’Institut des futurs africains.

Sans souveraineté économique et monétaire, le Sénégal ne peut pas se développer

Et l’annonce, en décembre 2019, du remplacement du franc CFA par l’eco n’aura pas suffi à apaiser la grogne. Les détracteurs de la monnaie actuelle se sentent floués par un « franc CFA bis ». « Emmanuel Macron assure qu’il a entendu la jeunesse africaine, mais je pense qu’il ne l’a pas bien écoutée », tacle Abdoulaye Seck, 22 ans, chargé de la communication du Frapp.

Bonnet « Cabral » vissé sur la tête, en hommage à Amilcar Cabral, qui a mené la lutte pour l’indépendance de la Guinée-Bissau, cet étudiant milite avec le Frapp depuis sa création, en 2017. Avec près de trente campagnes en moins de trois ans, le Front est de tous les combats, ferraillant contre la célébration de la francophonie aussi bien que contre l’installation des magasins Auchan. En toile de fond, « la lutte contre le néocolonialisme », martèle Abdoulaye Seck : « Sans souveraineté économique et monétaire, le Sénégal ne peut pas se développer. »

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Car la devise ouest-africaine n’est pas seule dans le viseur des « résistants anti-impérialistes ». Avec elle, « l’omniprésence » des sociétés françaises au Sénégal. De la PME à la multinationale, on y compte plus de 250 sociétés tricolores. Elles génèrent 2 000 milliards de F CFA de chiffres d’affaires (3 milliards d’euros), comme l’a confirmé au début de février Philippe Lalliot, ambassadeur de France au Sénégal, sur une radio sénégalaise.

Mais dans son essai Afrotopia, l’économiste sénégalais Felwine Sarr évoque une forme de « recolonisation économique des pays par les anciennes puissances coloniales […] qui contrôlent à travers leurs grands groupes [Bolloré, Total, Eiffage, Areva…] l’essentiel du secteur privé productif et des banques commerciales des pays africains au sud du Sahara ».

Symbole

Parmi les groupes incriminés : Auchan et ses 27 enseignes qui ont essaimé à travers le pays entre 2014 et 2018. « Les magasins Auchan ont proliféré dans des zones clés où étaient implantés d’importants marchés traditionnels. Comment les petits commerçants sont-ils censés lutter face à l’une des plus grosses entreprises mondiales de la grande distribution ? » interroge Abdoulaye Seck.

Il n’en faut pas plus aux militants du Frapp pour lancer leur campagne « Auchan dégage ! », multipliant les actions jusqu’à obtenir du gouvernement, en 2018, un décret réglementant l’implantation des supermarchés. Il y a aussi Eiffage et son « tronçon d’autoroute le plus cher au monde », selon ses contempteurs (le prix du péage fait actuellement l’objet de renégociations entre le groupe français et l’État sénégalais).

Ou encore Suez, qui a obtenu le contrat de gestion du service de l’eau potable face à la Sénégalaise des eaux (SDE, filiale du français Eranove), Alstom et la SNCF, qui sont accusés d’avoir englouti des milliards pour un train express régional qui ne roule pas encore, et même Orange, qui tient le haut du pavé sénégalais en matière de télécoms.

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« Nous ne sommes pas contre la France, affirme Khadim Mbacké Sall, porte-parole de l’ONG Urgences panafricanistes. Nous sommes contre un système de domination. » © Clément Tardif pour JA

« Nous ne sommes pas contre la France, affirme Khadim Mbacké Sall, porte-parole de l’ONG Urgences panafricanistes. Nous sommes contre un système de domination. » © Clément Tardif pour JA

Nous ne sommes pas contre la France, nous sommes contre un système de domination

« Certains de ces grands groupes génèrent des revenus qui font trois à quatre fois le PIB du pays et peuvent avoir une position commerciale perçue comme arrogante, en imposant leurs vues. Mais ce n’est pas plus vrai au Sénégal qu’ailleurs », tempère un ancien employé de l’ambassade de France.

Pour le sociologue Alioune Sall, les rancœurs tiennent davantage à des questions de symbole et de visibilité. « Le salaire d’un Sénégalais de la classe moyenne est versé à une banque, et nombre de banques sont françaises. Il fait le plein dans une station française, pour aller rouler sur une autoroute Eiffage. Et il fait ses courses chez Auchan, égrène-t-il. Cela donne l’impression que les sociétés sénégalaises sont évincées. »

« Il y a effectivement un bruit de fond ou, pour le dire autrement, une attention particulière portée aux attributions de marchés à des entreprises françaises. L’attention n’est de toute évidence pas la même lorsqu’il y a appel d’offres ou gré à gré avec d’autres sociétés européennes, turques ou chinoises », assure le directeur général de la filiale subsaharienne d’un grand groupe français.

Image négative

Un haut fonctionnaire de l’administration française estime, lui, que les groupes hexagonaux souffrent d’une image négative pour des raisons historiques, mais aussi parce « qu’ils développent des activités en se rétribuant directement auprès de l’usager : l’autoroute à péage, les services de téléphonie dans le cas d’Orange ou encore le TER à venir ».

Des projets moins populaires « qu’un stade construit par les Chinois ». « La différence avec la Chine ou la Turquie, c’est qu’il y a là un sentiment de mauvaise alliance. La France est une économie vieillissante qui n’a plus les moyens de sa politique impériale », affirme Alioune Sall.

Khadim Mbacké Sall, porte-parole au Sénégal d’Urgences panafricanistes, l’ONG fondée par Kemi Seba, estime pourtant qu’on « ne peut pas parler de sentiment anti-Français ». « On peut en revanche parler d’un fort sentiment anticolonialiste, ajoute-t-il. Nous ne sommes pas contre la France, nous sommes contre un système de domination. »

Nous ne sommes pas anti-Français, mais pro-Africains !

En creux, les estampillés « anti-Français » se battent surtout « pour le Sénégal » et réclament un renforcement du secteur privé local et des débouchés pour les 250 000 jeunes qui débarquent chaque année dans le monde du travail. Une gageure dans un pays où 54 % de la population a moins de 20 ans et où le chômage est endémique. Si les statistiques sur le sujet restent imprécises, certains économistes estiment que le chômage pourrait concerner 50 % des jeunes Sénégalais.

« Pro-Africains »

Frédéric Bardenet, directeur général de Seter (SNCF), chargé du Train express régional qui doit relier Dakar à Diamniadio, l’assure : le projet va créer des emplois. Huit cents postes directs au sein de Seter, auxquels s’ajouteront ceux des prestataires, le plus gros pôle concernant les activités de nettoyage des gares et des rames. « Si on y ajoute la restauration et le commerce qui s’établiront dans les gares et sur les parvis, on avoisine les 2 500 postes créés », estime-t-il, assurant que les marchés en cours d’attribution concernent majoritairement des locaux.

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« Reste à savoir si les fonctions proposées sont autre chose que des tâches subalternes », prévient le militant Abdoulaye Seck. Lui se refuse toutefois à parler de sentiment anti-Français. « Emmanuel Macron lui-même a déclaré que la France n’était ni pro-Russe ni anti-Russe, mais pro-européenne. De la même manière, nous lui répondons que nous ne sommes pas anti-Français, mais pro-Africains ! »

Emmanuel Macron et Alassane Ouattara à l'Élysée le 12 novembre 2018. © Michel Euler/AP/SIPA

Emmanuel Macron et Alassane Ouattara à l'Élysée le 12 novembre 2018. © Michel Euler/AP/SIPA

Des revendications qui n’épargnent pas les dirigeants du continent, dont le président Macky Sall, régulièrement accusé d’être un « préfet de Macron qui privilégierait les intérêts étrangers et se féliciterait d’une « croissance extravertie, qui ne profite pas aux Sénégalais ».

S’ils se défendent de toute accointance politique, les mouvements Frapp, Y’en a marre ou Urgences panafricanistes trouvent un écho particulier au sein de la jeune garde politique. Notamment chez Ousmane Sonko, leader du parti Pastef, les patriotes, dont la percée électorale lors de sa première participation à un scrutin présidentiel (plus de 15 % des voix en 2019) a été très remarquée.

L’ex-cadre de l’ambassade de France préfère nuancer : « Il n’existe pas d’instrument de mesure de ce “sentiment anti-Français”, mais il repose sur des arguments démagogiques qui prennent très bien chez les jeunes. Et le Sénégal est un pays de jeunes. »


Et le coronavirus n’arrange rien

« La France “coronise” le Sénégal », « Un autre Français a merdé »… Avec trois Français parmi les quatre premiers cas de coronavirus confirmés au Sénégal, le « french-bashing » s’affiche dans la presse sénégalaise. Même tonalité sur les réseaux sociaux, où l’origine des patients a largement alimenté les théories complotistes.

Accusant les médias français de dissimuler la nationalité des personnes contaminées, certains internautes estiment ainsi que les Européens seraient « prêts à tout pour que cette maladie arrive en Afrique » et réclament l’interdiction d’entrée des ressortissants européens sur le continent.