[Tribune] Le clair-obscur de la transition tunisienne

Pauvreté, disparités régionales, explosion de la dette intérieure, Parlement atomisé… Depuis les soulèvement révolutionnaires de 2010-2011, les Tunisiens ne parviennent pas à stopper la spirale infernale dans laquelle est enfermé leur pays.

Les soulèvements populaires en Tunisie, en janvier 2010. © Chris Belsten/Flickr

Les soulèvements populaires en Tunisie, en janvier 2010. © Chris Belsten/Flickr

Aziz Krichen

Publié le 11 mars 2020 Lecture : 3 minutes.

Avenue Mohammed-V, dans le centre de Tunis. © Nicolas Fauqué / www.imagesdetunisie.com
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Vue de l’étranger, la transition tunisienne est perçue de manière positive. Vue de l’intérieur, la perception est différente. La population est confrontée aujourd’hui à des conditions plus difficiles qu’en 2010. Le pouvoir d’achat s’est effondré, le chômage est toujours en hausse, notamment chez les jeunes, et les disparités régionales n’en finissent pas de se creuser.

Le tout dans un climat de dépression économique : chute de l’investissement, contraction de la production intérieure, explosion de la dette extérieure, prolifération de l’informel, des importations illégales… Bref, comme sous Ben Ali, la population a continué à s’appauvrir, tandis que les rentiers et les mafieux ont continué de prospérer.

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Spirale infernale

Depuis dix ans, les Tunisiens ne parviennent pas à stopper cette spirale infernale, sans toujours comprendre pourquoi. Ce qu’ils vivent n’a pourtant rien d’inhabituel. Les soulèvements révolutionnaires spontanés évoluent par définition presque toujours sans programme précis et sans organisations (politiques, syndicales, culturelles) capables de porter puis de faire aboutir le changement. Les soulèvements sont suivis de périodes de transition.

Or la notion de transition est paradoxale, puisqu’elle juxtapose deux courants opposés : l’émergence de nouvelles élites et la décomposition de celles de l’ancien régime (qu’elles fussent au pouvoir ou dans l’opposition). Le problème vient de ce que ces deux processus ne se déroulent pas au même rythme… En général, la construction est plus laborieuse que la destruction.

On peut mesurer la décomposition de l’ancienne classe politique tunisienne à l’aune de la participation aux scrutins : élections à la Constituante de 2011, 4,3 millions de votants ; législatives de 2014, 3,6 millions ; législatives de 2019, 2,9 millions. D’une échéance à l’autre, l’assise des partis n’a cessé de se réduire. Rapporté aux 8 millions de Tunisiens en âge de voter, cela signifie que ces partis ne représentent plus que le tiers des citoyens. C’est dire combien l’« offre » politique actuelle est en décalage par rapport à la « demande » réelle.

En revanche, l’émergence de forces nouvelles acquises au changement est tangible – elle s’exprime avec vigueur à travers le tissu associatif et parmi la jeunesse. Mais elle ne parvient encore à se traduire ni en offre politique alternative ni en résultats électoraux. On est dans la situation que décrit la formule du philosophe Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »

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Nouvelle donne

Cet entre-deux a trouvé une illustration parfaite avec les récents scrutins. Les législatives ont donné naissance à un Parlement atomisé, où aucun des partis arrivés en tête n’a la possibilité de former une majorité stable – Ennahdha, 52 députés sur 217, et Qalb Tounes, 38 élus.

La présidentielle a suscité plus d’intérêt et a vu s’affronter au second tour deux hommes qui apparaissaient comme des « candidats anti­système », Nabil Karoui, magnat de la communication poursuivi pour blanchiment d’argent, et Kaïs Saïed, professeur de droit auréolé d’une réputation d’intégrité. Ce dernier l’a emporté avec près de 2,8 millions des suffrages (cinq fois plus que les islamistes arrivés en tête aux législatives).

Le président tunisien nouvellement élu, Kais Saied, s'exprimera lors de la cérémonie d'investiture, à Tunis, le mercredi 23 octobre 2019. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Le président tunisien nouvellement élu, Kais Saied, s'exprimera lors de la cérémonie d'investiture, à Tunis, le mercredi 23 octobre 2019. © Hassene Dridi/AP/SIPA

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Ces résultats ont introduit une nouvelle donne. Désormais, le jeu politique ne se déroule plus entre les partis, mais entre deux acteurs, Rached Ghannouchi, en perte de vitesse y compris au sein d’Ennahdha, et Kaïs Saïed, sans parti et sans grandes prérogatives constitutionnelles, mais se prévalant de la légitimité du suffrage populaire et adoptant la posture de l’homme providentiel – à voir.

Leur combat a déjà connu deux épisodes : la non-investiture de Mohamed Habib Jomli comme chef de gouvernement et l’investiture réussie de Elyes Fakhfakh. Dans les deux cas, Rached Ghannouchi a cédé devant Kaïs Saïed. Ce duel est appelé à se poursuivre.

Le nouveau président semble avoir la possibilité d’affaiblir davantage son rival à l’avenir. Pour le pays, ce ne serait pas une mauvaise chose, tant la gestion islamiste est désastreuse depuis 2011. Pour les forces de renouveau, ce contexte inédit peut même fournir quelques opportunités. À condition de ne pas s’aliéner un camp et de rester concentré sur ses propres buts : libérer le pays des rentiers, des mafieux… Et des faux prophètes.

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