Culture

Johannesburg, l’antre du plasticien sud-africain William Kentridge

Célébré dans le monde entier, le plasticien sud-africain William n’a jamais quitté sa ville natale. C’est ici qu’il vit et travaille, en collaboration étroite avec des artistes locaux.

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Par - à Johannesbourg
Mis à jour le 26 février 2020 à 17:47

Untitled (dessin pour The Head & the Load). © Thys Dullaart WilliamKentridge1Courtesy de l’artiste

Johannesburg, quartier Maboneng, Main Street, Unité 11. Alignés le long d’un couloir sombre, quatre danseurs et chanteurs s’engagent à tour de rôle dans une petite pièce circulaire. Quelques mètres plus haut, les mains posées sur la balustrade de la mezzanine, William Kentridge observe, corrige et conseille d’une voix calme et bienveillante. Il y a du monde dans cet ancien bâtiment industriel aux allures de plateau de cinéma : un cameraman, un preneur de son et une scripte œuvrent dans une ambiance méditative.

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Après une dizaine de jours de répétition, la pièce Ungasabi (« n’aie pas peur », en zoulou), qui mêle réalité virtuelle, chants ancestraux et performance, est presque prête. Bientôt, le public aura l’occasion de découvrir ce nouvel opus, parmi d’autres. Si Kentridge a produit celui-là, la part belle est faite aux créateurs invités du Center For the Less Good Idea, le « Centre pour la moins bonne idée », un espace de création expérimental et multidisciplinaire qu’il a fondé en 2017.

Libre cours

Chaque année, des dizaines d’artistes, la plupart sud-africains et originaires de Johannesburg, y sont invités en résidence pour partager leur vision d’une société qu’ils connaissent bien. Sous la houlette d’un commissaire, des photographes, des écrivains, des peintres, des chanteurs, des acteurs et des danseurs se rencontrent pour un saut dans l’inconnu. Sans préparation ni ébauche. Pendant près de six mois, des hommes et des femmes aux influences et aux sensibilités diverses vont collaborer pour aboutir à une œuvre commune.

Une idée vient après la grande et bonne idée, après les fêlures et l’effondrement

Chemise blanche et gestes tendres envers ses collègues, William Kentridge évoque la nécessité de laisser libre cours à l’impromptu : « L’énergie surgit de l’improvisation et du fait de trouver un sens au processus de création, plutôt que de savoir ce que l’on va faire à l’avance.

Il y aura toujours des anomalies et des paradoxes dans la société qui nous entoure, ce sont des forces qui nous guident et qui sont le moteur du travail à venir. » À 64 ans, l’artiste s’attache à ce qui émerge d’une première intention : « Une idée vient après la grande et bonne idée, après les fêlures et l’effondrement. Parce que ces artistes sont dans la vie réelle, ils connaissent le monde. »

Pendant la pause, une jeune chanteuse fait ses vocalises, et Kekelengo, danseur d’une trentaine d’années, se réjouit de cette démarche créative et des surprises qui en jaillissent. Son ravissement est suivi d’un grand éclat de rire : « Écoutez, chaque fois que vous entrez dans cet espace, vous n’avez pas la moindre idée de ce que vous êtes en train de faire, mais à la fin de la journée il en ressort quelque chose de spectaculaire, c’est tout ce que je peux dire, je vous le promets ! Je me dis… mais comment avons-nous créé cette incroyable œuvre d’art ? »

Bouffée d’oxygène

Kekelengo mesure également sa chance de travailler aux côtés d’un homme dont la notoriété internationale permet l’essor de projets d’envergure, chose inespérée en Afrique du Sud. Face à la frilosité des pouvoirs publics, ses moyens financiers sont une bouffée d’oxygène. Ici, tout le monde lui est reconnaissant de son soutien et salue son affection pour la vie artistique locale.

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Situé en plein cœur de la ville, le quartier Maboneng (« lieu de lumière », en sotho) est un petit îlot gentrifié peuplé de galeries d’art, avec un cinéma d’art et d’essai, des échoppes et une multitude de bars et de restaurants. Dans la rue principale, des bâtiments industriels ont été reconvertis en lieux de création et en salles de spectacle. Contigu aux studios du Centre pour la moins bonne idée se trouve le vaste atelier que Kentridge appelle « la plus grande machine ».

C’est ici que se créent ses sculptures monumentales, que l’on répète et tourne des films. Cette immense pièce carrée, dotée d’une grande hauteur sous plafond, est répartie sur deux niveaux. Au-dessus, une mezzanine surplombe la surface éclairée d’une lumière naturelle qui perce la baie vitrée. Minimaliste, peu encombré de matériaux et d’objets, le lieu permet la fabrication d’œuvres de grand format.

Remembering the Treason Trial, 2013, lithographie sur papier. © Thys Dullaart William Kentridge

Remembering the Treason Trial, 2013, lithographie sur papier. © Thys Dullaart William Kentridge

Être présent au moment où une société se transforme est une chance, je ne veux pas être un observateur à distance

Cet après-midi, Yvan et Reyman, les deux assistants de Kentridge, âgés d’une vingtaine d’années, y polissent une gigantesque statue de plâtre. L’artiste travaille aussi dans « l’atelier jardin », établi chez lui, à Hougthon, banlieue nord, chic et verdoyante de Johannesburg, où son inspiration prend forme et où se montent ses célèbres films, qu’il appelle des « dessins pour projection ». Ses croquis au charbon, à l’encre noire et au fusain tapissent les murs de cet espace qu’il considère comme « vital pour penser ».

Ne jamais quitter son pays, tel fut le choix de l’artiste. Malgré les vicissitudes d’une Afrique du Sud rongée par la corruption, les inégalités sociales et la criminalité, il se voit comme le témoin privilégié d’une nation en perpétuel mouvement : « C’est le côté ouvert de notre histoire qui m’intéresse, après avoir vécu tant d’années sous l’apartheid. Être présent au moment où une société se transforme radicalement est une grande chance, je ne veux pas être un observateur à distance. Comme vous le savez, il n’y a pas eu que de bons changements, il y a beaucoup de catastrophes, mais cela donne une base solide à mon travail. »

Vision du monde

Né à Johannesburg en 1955 de parents juifs, William Kentridge est le fils des avocats Felicia Geffen et Sydney Kentridge, célèbres pour avoir défendu des victimes de l’apartheid. Après des études d’art et d’histoire africaine, Kentridge s’envole pour Paris au début des années 1980 et rejoint l’École internationale de théâtre Jacques-Lecoq, où il apprend le mime.

Son ambition de devenir acteur prend rapidement fin et, conscient d’être dénué de tout talent en la matière, il revient à ses premières amours : le dessin. De retour en Afrique du Sud, il grave, dessine, tout en étant également comédien et directeur artistique pour le théâtre et la télévision. Jusqu’à la consécration, en 1997 : sa participation à la Documenta X, de Kassel, fait de lui une figure incontournable de l’art contemporain dont la palette se décline en estampes, opéras, installations, fresques, théâtre d’ombres, films, etc.

Il y a quelque chose de conservateur dans notre gouvernement, qui réduit au silence ce que nous refusons de voir

Grâce à cette stature, les salles ne désemplissent pas, et les fonds privés compensent la négligence des autorités, frileuses face aux sujets qui dérangent. Coordinatrice du Centre pour la moins bonne idée, Bronwyn Lace célèbre l’aubaine de pouvoir réaliser autant de projets.

Artiste visuelle, elle parle d’une opportunité inespérée doublée d’un sentiment de liberté absolue. « Il y a quelque chose de conservateur dans notre gouvernement, qui réduit au silence ce que nous refusons de voir au lieu de le prendre en compte, comme la violence et les atrocités perpétrées quotidiennement. Mais ici nous ne sommes pas réduits au silence. »

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C’est en 1989 que William Kentridge a créé sa première série de films d’animations intitulée Johannesburg, deuxième meilleure ville après Paris. Le nom zoulou de Jo’burg est Egoli, la « ville de l’or », en référence au précieux métal découvert au XIXe siècle. Amoureux de sa cité, Kentridge poursuit ses observations au gré des bouleversements sociaux.

Toujours désireux d’explorer des horizons divers, l’attachement à son sol est sans faille. « Même si mon travail n’est pas spécialement lié à l’Afrique du Sud, l’expérience de voir comment le monde et la société fonctionnent dans un contexte que je connais est vital, dit-il. Je travaille aussi avec des gens venus d’autres pays, mais, pendant nos répétitions, il y a ici une énergie et une vision du monde que je n’ai retrouvées nulle part ailleurs. »