Ni le jeûne du Ramadan, ni la chaleur, ni même le tournant répressif et les arrestations par centaines n’auront eu raison de la détermination du Hirak. À dire vrai, le plus optimiste des Algériens n’aurait pas misé un dinar sur une telle ténacité. Nous y voilà pourtant : la révolution populaire et pacifique qui a délogé le régime d’Abdelaziz Bouteflika en trente-neuf jours s’apprête à souffler sa première bougie.
Le chemin ne fut pas de tout repos. Après la démission de l’ancien raïs, le 2 avril 2019, les manifestants se sont retrouvés face à l’armée, détentrice du pouvoir réel. Laquelle a encouragé l’organisation rapide d’une présidentielle pour ravaler la façade civile du régime. Le premier rendez-vous électoral, le 4 juillet, a avorté faute de candidats. Le second s’est tenu dans un climat de contestation massive. Abdelmadjid Tebboune, que des slogans désignaient comme le candidat de l’armée, est devenu, le 12 décembre 2019, le président le plus mal élu de l’histoire de l’Algérie.
Quelle suite donner au Hirak ? La question divise. À l’instar du comédien Bachir Youcef Sehairi, nommé secrétaire d’État chargé de l’industrie cinématographique, certains manifestants appellent à saisir la main tendue du pouvoir. Mais le noyau dur – des dizaines de milliers de personnes encore – continue d’investir les rues, les mardis et vendredis, dans la plupart des villes, réaffirmant son objectif : construire une démocratie et un État de droit effectifs.
La libération d’une partie des détenus dits d’opinion, parmi lesquels des politiques et des figures de la société civile, a en tout cas permis de relancer la dynamique de structuration du Hirak. Une nouvelle réunion est prévue à la fin du mois pour faire converger les initiatives. En un an, le mouvement a mûri, et des figures ont émergé. JA est allé à leur rencontre.
• Amina Boumaraf – Étudiante en architecture
La même routine, chaque semaine : Amina Boumaraf assiste aux cours du mardi matin à l’École polytechnique d’architecture et d’urbanisme (Epau), puis décale ses TD de troisième année à l’après-midi pour se joindre aux rassemblements étudiants dans le centre d’Alger. Du haut de ses 19 ans, elle est l’une des figures de la contestation. Sa première fois ? Le 26 février 2019, dès la première marche des étudiants. Elle n’en a raté aucune depuis, « sauf une ou deux fois, quand [elle avait] des examens ».

Amira Boumaraf, étudiante en architecture. © Samir Sid pour JA
Alger était bloquée les 11 et 12 décembre tant il y avait des manifestants qui contestaient ce scrutin
Née en 2000, un an après l’accession d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir, Amina Boumaraf n’a « pas vraiment connu un président » : « Quand je suis devenue consciente politiquement, il y avait quelqu’un, dans une chaise roulante, qui ne parlait pas au peuple. » Elle a ressenti « une grande fierté » après la démission de l’ex-chef de l’État, mais « n’admet pas » qu’Abdelmadjid Tebboune soit à la tête du pays : « Des personnes ont voté, et c’est leur droit. Mais Alger était bloquée les 11 et 12 décembre tant il y avait des manifestants qui contestaient ce scrutin. Ça, ce n’est pas la démocratie. »
Sourire contagieux et foi inébranlable dans le mouvement, la future architecte considère que la pression de la rue doit se poursuivre. Elle souhaite que les étudiants engagés et la société civile travaillent de concert pour se structurer de manière plus horizontale, non pour désigner des représentants mais pour « faciliter la communication et la coordination des actions. » À quelle fin ? Elle sourit encore : « La démocratie, tout simplement. Un État civil et non militaire. »
• Reda Deghbar – Professeur à la faculté de droit de Blida
Il est l’un des universitaires engagés dans le Hirak. Reda Deghbar s’est fait connaître sur internet, grâce à ses vidéos pédagogiques sur le droit et la Constitution. Dans les manifestations, des dizaines de personnes entourent généralement cet enseignant de l’université de Blida pour échanger, poser des questions. Deghbar se félicite de ce regain d’intérêt de la société algérienne pour la politique : « C’est un grand acquis pour le pays, car quand le peuple réinvestit la vie politique, il devient très difficile pour les responsables d’exercer le pouvoir de manière opaque, comme avant le 22 février. »
Le discrédit, selon lui, rejaillit aussi sur les partis d’opposition, qui « sont dans la même logique que le régime. Les idées et la maturité du Hirak les dépassent de loin ». L’amendement de la Constitution, annoncé par le président Tebboune et présenté comme « une pierre angulaire pour l’édification d’une nouvelle République », n’emballe pas ce professeur de droit. « La réflexion a été limitée à sept axes qui ne touchent donc pas à l’essentiel. Le fonctionnement du régime restera le même. »
• Hakim Addad – Fondateur du RAJ
Sorti de prison le 2 janvier, Hakim Addad était dans la rue dès le lendemain. Après trois mois de détention provisoire, pas question pour le fondateur du Rassemblement actions jeunesse (RAJ) de rater un autre vendredi de manifestations à Alger. Rencontré peu après le renouvellement du mandat de dépôt d’Abdelouahab Fersaoui, l’actuel président du RAJ, il est vraisemblablement affecté. « Ça me fait mal parce que c’est un vieil ami, un camarade. J’ai partagé quatre-vingt-douze jours avec lui dans la même cellule », confie-t-il, la voix nouée. Aujourd’hui, une dizaine de militants de l’association attendent leur procès.

Hakim Addad, fondateur du RAJ. © Samir Sid pour JA
Des forums, des agoras, des espaces d’échange sont nés dans le Hirak, et essaiment partout en Algérie
Militant de longue date, Hakim Addad a joué un grand rôle dans l’organisation de la première conférence de la société civile, le 15 juin 2019. C’est lui qui a œuvré dans l’ombre pour rapprocher les différents collectifs. Modeste, il s’en défend : « Je n’ai pas été plus ou moins actif que d’autres. Le plus important, c’est que des associations et des organisations citoyennes puissent s’asseoir ensemble, s’entendre, débattre et rédiger un texte commun. »
Dans l’attente de son procès, fixé au 27 février, il s’est remis au travail : « Des forums, des agoras, des espaces d’échange sont nés dans le Hirak, et essaiment partout en Algérie. La convergence doit désormais avoir lieu. Que tout ce beau monde se rencontre dans un même lieu et établisse une feuille de route qui réponde aux revendications du peuple. »
• Abdelghani Badi – Avocat au barreau d’Alger
Il vient de passer sa journée au tribunal. Son client, Fodil Boumala, militant du Hirak, s’est vu refuser la libération provisoire. La cour a aussi décidé de reporter son procès. Abdelghani Badi ne comprend pas : « Nous avions présenté toutes les garanties et tous les arguments nécessaires. » En quinze ans, l’avocat s’est fait un nom en tant que défenseur des droits humains.
Dans beaucoup de cas, les magistrats ne sont pas sous pression politique, mais sous pression sécuritaire
Longtemps, il a défendu les activistes qui se faisaient arrêter dans le Sud – à Ouargla, Hassi Messaoud, Ghardaia –, à Tlemcen et ailleurs. « Je me constituais à chaque fois qu’il y avait des poursuites à leur encontre, mais il n’y a jamais eu autant de détenus que depuis le début du Hirak », déplore Me Badi. Comme beaucoup d’autres avocats, il propose ses services à titre gracieux, par « conviction » : « Le moment exige que nous soyons tous mobilisés, chacun donne ce qu’il peut. Il nous faut planter une graine d’espoir là où les droits et les libertés des citoyens sont bafoués au quotidien. »
Le juriste s’intéresse également au sujet de l’indépendance des juges, au cœur des revendications du Hirak. « Dans beaucoup de cas, les magistrats ne sont pas sous pression politique, mais sous pression sécuritaire, analyse-t-il. La police politique contrôle la justice de façon terrifiante. »
Il reste cependant « très optimiste » pour la suite : « Désormais, tout le monde croit au changement ! Il peut prendre des années, tant les révolutions charrient leur lot de contre-révolutions… Mais la graine plantée grandira et bénéficiera peut-être aux prochaines générations. »
• Soufiane Djilali – Président de Jil Jadid
Soufiane Djilali a fait partie du mouvement antipouvoir Mouwatana. Si les appels à manifester du président du parti, Jil Jadid, n’ont pas drainé grand monde en 2018, c’est parce que les rassemblements étaient alors empêchés par la police. « Nous avons la prétention de croire que nous avons contribué à ce que le Hirak existe, affirme-t-il. Et les militants de Jil Jadid n’ont raté aucun vendredi ! »

Soufiane Djilali, président de Jil Jadid. © Louiza Ammi pour JA
Si nous continuons à nous opposer stérilement, le régime va se renouveler sur le même modèle
Mais en janvier, Soufiane Djilali a été critiqué par une partie des manifestants après une entrevue avec le président Tebboune. « Le système est en train de changer. Si nous continuons à nous opposer stérilement, le régime va se renouveler sur le même modèle », se justifie l’intéressé, qui regrette l’existence d’une tendance « extrémiste » au sein du mouvement. « Il existe une fenêtre pour un changement dans la souplesse, estime-t-il, et nous voulons la saisir, en totale cohérence avec l’esprit du Hirak. »
Ira-t-il jusqu’à présenter des candidats aux futures élections législatives et locales anticipées ? Oui, mais sous conditions : que l’amendement de la Constitution apporte une évolution « significative » et de réelles garanties de transparence du scrutin. « À ce moment-là, Jil Jadid aspirera à une représentation populaire », conclut Djilali.
• Zoubida Assoul – Présidente de l’UCP

Zoubida Assoul, présidente de l'UCP. © Ryad Kramdi pour JA
Elle a fait partie du collectif Mouwatana, qui appelait, dès le second semestre de 2018, à des manifestations contre le pouvoir. Avocate, Zoubida Assoul sillonne aujourd’hui le pays pour défendre « un maximum de détenus d’opinion ». « Le pouvoir fait tout pour étouffer l’opposition et l’épuiser. Et il y parvient », souffle-t-elle.
Comme d’autres figures de la contestation, l’ancienne magistrate a été la cible d’une campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux qu’elle attribue aux relais de la propagande du pouvoir. « Les mensonges et l’injure font mal parfois, admet-elle, mais pas au point de me pousser à mettre fin à mon engagement. »
Le parti qu’elle a fondé – l’Union pour le changement et le progrès (UCP) – siège au sein du Pacte de l’alternative démocratique (PAD), un rassemblement d’organisations civiles, syndicales et politiques qui a vu le jour à la faveur du Hirak et qui a créé, le 25 janvier, une plateforme pour l’ouverture d’un « processus démocratique authentique ». « La priorité reste un dialogue sérieux et une négociation avec le pouvoir pour changer profondément les règles de fonctionnement », indique Zoubida Assoul.
• Mohamed Tadjadit – Poète
« Je suis devenu le Michael Jackson du Hirak », plaisante Mohamed Tadjadit, l’une des coqueluches du mouvement. À 26 ans, l’enfant de la Casbah d’Alger a écrit une cinquantaine de poèmes. Et certains de ses vers sont désormais des slogans. « La poésie, c’est ma passion depuis mes 14 ans. Avant, je n’écrivais pas sur la politique mais juste sur ce qu’il y avait dans mon cœur », explique-t-il. Lui qui a abandonné tôt les études trouve dans le Hirak les vertus d’« une grande école ».
Le peuple est devenu soudé, solidaire. Nous avons gagné ça, et c’est très important
Sorti manifester le 22 février 2019 « sans connaître grand-chose » à la politique, il a appris au contact des autres : « J’ai écouté des gens qui ont différentes visions et expériences. » Un an plus tard, il juge que « le peuple est devenu soudé, solidaire. Nous avons gagné ça, et c’est très important ». Condamné à dix-huit mois de prison ferme, Mohamed a rapidement été libéré, mais il reste marqué par deux mois de détention dans des conditions « inhumaines ». Il a réclamé le report de son procès en appel au 27 février pour pouvoir assister au premier anniversaire du Hirak, auquel il souhaite une longue vie : « Nous allons maintenant passer à une autre étape, et s’il faut marcher une autre année pour obtenir la liberté, nous le ferons. Ce n’est pas un problème. »