Après s’être rendu sur le terrain, le chercheur Jean-Pierre Filiu publie un livre très documenté consacré au mouvement de contestation populaire en Algérie, le Hirak. Pour ce spécialiste de l’histoire du monde arabo-musulman, il s’agit là du dernier épisode en date d’un phénomène majeur commencé en 2010 : un renouveau de la lutte des peuples pour leur émancipation.
Après l’échec apparent, en dehors du cas tunisien, de ce que l’on a appelé les printemps arabes, Filiu serait-il un incorrigible optimiste quant à la capacité des peuples à se libérer des régimes autoritaires ? Et ne sous-estime-t-il pas la résistance du régime algérien, dominé par l’armée, face aux revendications du Hirak pour qu’advienne « une nouvelle indépendance » ? Certainement pas, affirme-t-il avec la conviction inébranlable de l’historien travaillant sur la durée.
Jeune Afrique : Pourquoi publier un livre sur le Hirak alors que la situation reste très évolutive en Algérie ?
Jean-Pierre Filiu : J’ai fait le choix de traiter l’actualité la plus immédiate dans le monde arabe. Cette posture comporte des risques, et je les assume parce qu’ils me paraissent largement compensés par la contribution que je peux apporter à l’interprétation d’événements souvent déroutants par leur intensité et leur complexité. La valeur ajoutée de mon livre, c’est la profondeur historique. Il ne s’agit pas du récit descriptif de dix mois de Hirak, mais de sa mise en perspective dans le temps long du mouvement national algérien.
D’où le titre choisi : « La nouvelle indépendance » ?
Cette « nouvelle indépendance », à laquelle aspirent les Algériens, ne peut être appréhendée qu’à la lumière de l’indépendance de 1962. Et de son détournement incroyablement rapide, en quelques semaines, par l’armée des frontières. Celle-ci, sous la direction de Boumédiène, a écrasé la résistance intérieure, déjà affaiblie par la répression française. Et c’est cet écrasement qui a jeté les bases du régime dont le peuple veut aujourd’hui s’émanciper. Dès l’introduction, je rappelle l’invocation par le mouvement de deux grands martyrs de la guerre en 1957.
Abane Ramdane, d’abord, dont l’anniversaire de la mort, le 27 décembre dernier, a été l’occasion de rappeler dans tous les cortèges son combat pour la primauté du politique sur le militaire et son assassinat par l’armée des frontières. Et puis, bien sûr, Larbi Ben M’hidi, torturé et assassiné par des parachutistes français, qui, déjà, disait : « Jetez la révolution dans la rue et le peuple s’en emparera. » Très exactement ce que le Hirak met en pratique depuis près d’un an.
Ce sont les jeunes qui ont mis en avant ces figures. Une façon de renouer le fil de ce passé et de montrer qu’une autre histoire de l’Algérie, et par conséquent une autre indépendance, était possible. Le travail de mémoire sur la guerre de libération entre là en résonance avec la dénonciation de la confiscation de l’indépendance par l’armée des frontières, puis par le régime. C’est fascinant pour l’historien que je suis de constater la soif d’histoire de jeunes qu’on disait à tort indifférents à la chose publique.
Vous avez aussi écrit à chaud sur les printemps arabes, dont l’issue était incertaine…
Dans mes ouvrages sur le soulèvement démocratique de 2011 et la contre-révolution de 2018, j’insistais sur la matrice algérienne de l’autoritarisme arabe. Je ne pouvais dès lors qu’être intéressé par ce Hirak, qui remet en question le cœur même d’une telle matrice.
En outre, j’avais d’emblée inscrit les « printemps arabes », une expression à mon sens impropre, dans le temps long de la lutte de ces peuples pour leur autodétermination. Un combat pour l’indépendance postdictatoriale après le combat pour l’indépendance postcoloniale. Ce qui correspond au combat actuel des Algériens. Si on ajoute à cela le plaisir de travailler sur un mouvement à ce point positif, tout me poussait à l’étude de cette ère nouvelle.
Depuis l’écriture du livre, il y a eu l’élection d’Abdelmadjid Tebboune à la présidence et la mort du général Ahmed Gaïd Salah. Cela change-t-il la donne?
Mon livre n’est pas un livre de commentaire de l’actualité, mais de réflexion historique. Je tiens à en assumer le raisonnement et les conclusions au-delà de tel ou tel développement. La plupart de mes conclusions ne font d’ailleurs plus débat, du fait même des deux événements que vous mentionnez.
L’abstention massive à la présidentielle, officiellement de 60 % mais sans doute plus proche de 90 %, démontre de manière éclatante l’impossibilité pour ce régime de replâtrer sa façade civile. Quant aux funérailles nationales de Gaïd Salah, elles ont officialisé post mortem le statut de dirigeant effectif du pays qui était celui du chef d’état-major.

Le président Abdelmadjid Tebboune, lors d'une conférence de presse, en décembre 2019. © Fateh Guidoum/AP/SIPA
La guerre d’usure entre un mouvement qui ne donne aucun signe d’épuisement et un régime à bout de souffle continue
Donc rien de différent ?
La guerre d’usure entre un mouvement qui ne donne aucun signe d’épuisement et un régime à bout de souffle continue. La fin biologique de son chef en est l’illustration presque caricaturale. On a pour la première fois un patron des armées qui n’est pas issu des rangs de l’ALN. La parenthèse générationnelle est donc, si j’ose dire, mécaniquement fermée. Mais le régime lui-même ne s’est en rien amendé, et c’est pourquoi la pression populaire ne se relâche pas.
Et c’est de ce régime, et de lui seul, que doit venir l’initiative tant attendue pour annoncer enfin une sortie de crise. Les conditions préalables en sont connues : libération de la totalité des prisonniers d’opinion et garantie effective des libertés publiques. Ces dernières semaines, les signaux adressés par le régime sont plutôt mitigés. Or c’est une véritable ouverture au dialogue qui doit enfin advenir avant que le Hirak ne soit en mesure d’y participer. Et je ne doute pas que dans ce cas il y répondra de manière constructive au nom de l’intérêt supérieur de la nation.
Comment répondre quand on est un mouvement sans véritable leadership ?
Ma réflexion se nourrit en permanence de la dynamique en cours. L’Algérie de ce début de 2020 n’est pas la même que celle de 2019. Le Hirak l’a transformée en profondeur. Et, en la transformant, il s’est lui-même transformé. La contestation a redonné au peuple la conscience – et la pratique – de lui-même dans l’espace public. Cette mise en mouvement – traduction littérale du mot « hirak » – a d’ores et déjà changé la donne. Et devrait nous préserver des comparaisons trop statiques entre le régime et l’opposition.
Si le pouvoir accepte enfin l’horizon d’une transition démocratique, le contexte en sera tellement bouleversé, dans le sens le plus positif du terme, que le Hirak répondra alors, j’en suis persuadé, à la mesure de l’enjeu. Et comment imaginer que des millions d’hommes et de femmes descendent dans la rue pendant près de cinquante vendredis et dans des dizaines de villes sans qu’une organisation solide et disciplinée ne les mobilise ? Que cette organisation par le bas perturbe les clichés habituels ne permet en rien d’en invalider l’efficacité.

Des Algériens manifestent contre le gouvernement à Alger, le 3 janvier 2020. © Fateh Guidoum/AP/Sipa
La revendication de l’État de droit, avec tout ce qu’elle implique, est la seule voie d’avenir pour l’Algérie et son économie
Le Hirak a pratiquement toujours pris les bonnes décisions au bon moment. Il a par exemple tenu la ligne de la non-violence, ce qui paraît aujourd’hui normal, mais était un extraordinaire pari au début de 2019. À la fin de l’intérim à la présidence de Bensalah, en juillet, différentes propositions ont été mises en avant pour éviter le vide constitutionnel dans lequel Gaïd Salah avait plongé le pays.
Enfin, lors du scrutin présidentiel, aucune tentative d’obstruction ou de sabotage du vote n’a été entreprise pour ne pas fournir de prétexte aux partisans de l’escalade. Ni exclure voire stigmatiser les Algériens qui avaient choisi d’aller voter. Je vois dans tout cela le signe d’une maturité collective à laquelle doit enfin répondre un geste généreux du pouvoir en place.
Le pouvoir, qui est-ce aujourd’hui ?
On a connu, depuis 1962, différentes formules de gestion au sommet. Mais avec un pouvoir toujours détenu par la hiérarchie militaire, avec une façade civile chargée de gérer les affaires courantes. Nous en sommes encore là avec le tandem Tebboune-Chengriha.
Ces dirigeants nouvellement promus à leurs postes respectifs auraient sans doute tendance à perpétuer, avec différents ajustements, le pacte qui régit l’Algérie depuis l’indépendance et qui dépossède le peuple de son droit à l’autodétermination. Ce pacte, à mon avis, est obsolète, cela fait un an que les manifestants algériens le clament sur tous les tons, et c’est donc bien au régime de tendre enfin la main à ses compatriotes déterminés et pacifistes.
N’est-il pas urgent que la situation se décante en raison de la situation économique du pays, qui risque de vite devenir insupportable ?
Le régime est entièrement responsable du marasme économique dans lequel il a plongé l’Algérie. Du fait de sa gestion calamiteuse et d’une campagne contre la corruption qui a toutes les allures d’un règlement de comptes. Le Hirak manifeste surtout les jours fériés, il n’a jamais bloqué le moindre accès à un port, à une usine ou à un complexe pétrochimique.
La revendication de l’État de droit, avec tout ce qu’elle implique, est la seule voie d’avenir pour l’Algérie et son économie. Le régime mise peut-être sur un essoufflement de la contestation du fait des difficultés économiques. Si c’est le cas, il se trompe lourdement. Le marasme aggravera surtout sa position. Il serait raisonnable qu’il prenne en compte cette contrainte pour lancer au plus tôt le chantier de la transition.
Aucun risque d’essoufflement progressif du mouvement alors que les institutions fonctionnent à nouveau et semblent chercher l’apaisement ?
Le Hirak ne s’arrêtera pas, pas plus que ne s’est arrêtée la lutte de libération contre le colonisateur. Il est impossible de revenir au statu quo qui prévalait il y a un an. La dynamique de la mobilisation rend au quotidien très difficile la normalisation dont rêvent les nouveaux décideurs.
Les fonctions offertes aux uns et aux autres paraissent limitées dans leur mission ou dans leur durée. En clair, l’Algérie officielle est peut-être sortie du vide constitutionnel, mais elle n’opère plus, si l’on peut dire, qu’en CDD. Et ce contrat viendra à échéance avec l’établissement, qu’on espère proche, et consensuel d’une IIe république.
Vous évoquez dans votre livre l’importance du rôle des femmes dans le Hirak. Tout en disant qu’elles n’expriment aucune revendication féministe. Un paradoxe ?
Le Hirak n’est pas, en tant que tel, féministe, et la revendication d’égalité n’y figure pas au premier plan. Mais il s’appuie sur la participation massive des femmes. C’est d’ailleurs la principale garantie de sa dimension non violente. Le Hirak est à l’image d’une Algérie où le régime contrarie par son conservatisme social la promotion des femmes en général, et sur le marché du travail en particulier. C’est encore du côté du régime que se trouve le verrou. Mais j’insiste : le mouvement accepte – c’est une première – la pluralité en son sein.

Les hymnes des supporters de foot sont devenus des chants de ralliement du Hirak... Ici, le retour triomphal de l’équipe algérienne après la CAN 2019. © AFP
Vous soulignez le rôle central des supporters de football, qu’on avait pourtant vus en 1988 soutenir les islamistes. Autre paradoxe ?
Nous ne sommes plus en 1988. Personne, au cours de ces dernières années, n’avait pris au sérieux le véritable creuset de liberté d’expression et de solidarité collective qu’étaient devenus les stades. Les Algériens ne s’y sont pas trompés en reprenant les hymnes des ultras pour en faire les chants de ralliement du Hirak. Et en soutenant, avec un véritable sens civique, des clubs que le pouvoir a essayé d’étrangler financièrement.
De même, l’épopée de l’équipe nationale de football, qui a remporté la Coupe d’Afrique des nations, devrait être considérée comme une parabole de l’Algérie actuelle. Cette équipe, qui était au fond du trou en 2018, a déjoué tous les pronostics l’année suivante. Remise en confiance par un nouvel entraîneur franco-algérien, elle est arrivée au sommet en tant qu’équipe du peuple et non plus du régime. Marquant clairement ses distances face au pouvoir.
Si vous deviez parier aujourd’hui sur l’avenir du Hirak et de l’Algérie ?
Je suis très confiant quant à l’avenir. Et quant à la réussite à terme de la mobilisation actuelle, tant elle est en phase avec la réalité de la société algérienne. Une réalité qui implique que le système politique se mette à niveau. De plus, la solidité de l’engagement non violent du Hirak me paraît constituer la meilleure garantie contre les dérives tragiques qu’a connues trop de fois l’Algérie.
Jean-Pierre Filiu, un universitaire atypique

Jean-Pierre Filiu (France), historien, professeur à Sciences-Po Paris, lors d'une visite (interview) à Jeune Afrique, le 26 juillet 2010, à Paris. © Bruno Lévy pour JA
Considéré dans les milieux de la recherche comme l’un des meilleurs connaisseurs du monde arabo-musulman et de ses évolutions récentes, le Français Jean-Pierre Filiu, historien et arabisant qui enseigne à Sciences-Po, est pourtant un professeur et un chercheur atypique. Parce que, parmi la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés à un rythme fort rapide depuis 2005, on recense, outre de nombreux essais sur sa spécialité universitaire, un livre sur le célèbre chanteur de flamenco Camarón et un autre sur l’immense guitariste Jimi Hendrix.
Ensuite parce qu’il ne craint jamais, contrairement à la majorité de ses collègues, et comme il vient encore de le faire avec l’Algérie, de traiter de sujets « à chaud ». Enfin parce qu’il a vécu, avant de se consacrer uniquement à l’enseignement et à la recherche, une existence de militant des droits humains (au Liban et en Afghanistan), de diplomate – en poste en Jordanie, aux États-Unis, en Syrie et en Tunisie – et de conseiller de plusieurs ministres français (notamment dans les cabinets de Pierre Joxe à l’Intérieur et à la Défense, et de Lionel Jospin à Matignon).