Société

[Tribune] Sénégal : « Maîtresse d’un homme marié », ou la parole libérée

C’est une série télévisée qui a fait l’objet de moult articles dans la presse locale et dans plusieurs médias internationaux : Le Monde, la BBC (dont le top 100 des femmes les plus influentes de 2019 répertorie Kalista Sy, la réalisatrice de la série), Jeune Afrique… Maîtresse d’un homme marié aura été le phénomène audiovisuel de l’année au Sénégal. Et aussi sur YouTube, avec à ce jour 2,5 millions de vues pour le cinquantième et dernier épisode.

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Mis à jour le 3 janvier 2020 à 13:33
Ousseynou Nar Guèye

Par Ousseynou Nar Guèye

Éditorialiste sénégalais, fondateur du site Sentract.sn

Visuel de série « Maîtresse d’un homme marié ». © Facebook/Série TV – Maîtresse d’Un Homme Marié

Diffusé de janvier à octobre, tous les lundis et vendredis en soirée sur la chaîne de télévision 2sTV, le programme a séduit un public majoritairement féminin. Le synopsis ? Une jeune héroïne qui entretient une relation avec un homme marié – d’abord clandestine, puis (re)connue de la femme de ce dernier, modèle d’épouse soumise mais meurtrie. Autour d’elle, une galerie de seconds rôles féminins, marqués, qui par un viol durant l’enfance, qui par la violence d’un mari accro à l’alcool, ou encore sous l’emprise d’un mariage forcé.

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La série est sans conteste le lieu d’une parole féminine libérée. Mais, pour ses détracteurs, la goutte de trop aura été la phrase de la « maîtresse », qu’on peut traduire ainsi du wolof, langue utilisée dans la série : « Ce que je possède, c’est ma chose : je la donne à qui je veux ! »

Maîtresse d’un homme marié décrit une réalité tue, au nom de la pudeur

Allusion, présumée sexuelle, suffisante pour que l’association islamiste Jamra demande l’interdiction de l’objet du délit (ou du défi ?) pour incitation à la débauche, encouragement à la fornication et « atteinte aux valeurs morales et culturelles sénégalaises » (sic). Après quelques jours de polémique, la série et l’association moralisatrice ont trouvé une solution en forme de jugement de Salomon : la série pourra continuer, avec un droit de regard de Jamra sur le scénario.Qu’est-ce qui a valu à cet objet télévisuel un tel succès et un tel impact ? Donnons la parole aux femmes. Presque toutes affirment que Maîtresse d’un homme marié décrit une réalité tue, au nom de la pudeur, dans laquelle les femmes « sont torturées et les hommes mis sur un piédestal ».

Tartuffes

 © Adria Fruitos pour JA

© Adria Fruitos pour JA

« Cela décrit la situation des Sénégalaises, que leur éducation et la société obligent à tout accepter de leur mari, souligne Astou, femme active, mariée et mère de trois enfants. C’est une tradition perpétuée de mère en fille. Et celles qui se révoltent ont, comme par hasard, un destin forclos, pour reprendre Césaire : elles sont atteintes d’une affection incurable ou d’une maladie mentale, sont abandonnées, doivent consulter un psychiatre ».

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Fatimata, expatriée dans un pays d’Europe du Sud, a été révoltée par la levée de boucliers de Jamra & Co : « Pendant vingt ans, on a eu des telenovelas brésiliennes, argentines et autres, comme Rubí, qui mettaient en scène des relations amoureuses adultères et scabreuses. Et ils n’ont rien dit. Pourquoi, quand ça parle de la société sénégalaise, ils s’offusquent ? Ce sont des tartuffes ! » Et Dior, mariée et divorcée deux fois, de conclure : « Si ce qui est décrit dans la série était de la fiction, comment expliquer l’existence dans notre société de coépouses ? »

En tous les cas, la question a eu le mérite d’être posée sur la place publique : cette série est-elle le reflet ou non du Sénégal contemporain ? Sur un marché matrimonial concurrentiel, la femme sénégalaise reste-t-elle objet ou est-elle devenue actrice de son propre destin ? Quoi qu’il en soit, la parole féminine se libère dans le pays, notamment sur la toile.

La youtubeuse « Khoumb té dagane » (« Coquin mais halal », en wolof), divorcée et portant le voile religieux, donne des conseils sur le couple et sur le sexe aux femmes… et aux hommes. Mais, dans le même temps, un sondage d’Afrobaromètre révélait à la fin d’octobre que 37 % des Sénégalais estimaient « qu’il [était] normal, dans certains cas, de battre son épouse ». Du chemin reste à faire. Mais des portes s’ouvrent.