Politique

Libye : Fathi Bashagha, l’homme qui défie le maréchal Haftar

Depuis sa nomination au poste de ministre de l’Intérieur il y a un an, Fathi Bashagha incarne la résistance de Tripoli face au maréchal de Benghazi.

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Par - à Tunis
Mis à jour le 11 décembre 2019 à 15:20

Fathi Bashagha avec le Premier ministre, Fayez al-Sarraj (à dr.), lors d’une cérémonie officielle, le 3 janvier 2019. © Mahmud TURKIA/AFP

Mais où était donc Fayez al-Sarraj, le chef du Gouvernement d’entente nationale (GNA) libyen, lors de cette mission diplomatique pourtant cruciale à Washington ? En ce début de novembre, c’est bien Fathi Bashagha, nommé ministre de l’Intérieur il y a tout juste un an, qui a pris en son nom la tête de la délégation libyenne, aux côtés du ministre des Affaires étrangères Mohamed Siala.

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Mission accomplie : la délégation libyenne a obtenu une première prise de position explicite de l’administration Trump contre le maréchal Haftar. Bashagha a même pu plaider la cause de son gouvernement dans les médias américains, comparant, sur Bloomberg, la Libye à la Syrie, et pointant l’alignement de Moscou sur l’Armée nationale libyenne (ANL), du maréchal Haftar, et sa volonté de « rétablir le pouvoir sur les vestiges du régime de Mouammar Kadhafi ».

Soucieux de son image auprès des Occidentaux

L’homme est coutumier des sorties tonitruantes sur les ingérences étrangères en Libye. En avril, il décrétait la suspension des accords sécuritaires entre Paris et Tripoli du fait « de la position du gouvernement français soutenant le criminel Haftar ».

« Véritable homme d’État », selon un proche, « sobre et modéré », admettent d’autres, Fathi Bashagha travaille son image de dirigeant responsable avec un soin tout particulier auprès des médias libyens comme des médias occidentaux. En avril, quelques jours après le début de l’offensive de l’ANL, Bashagha prend la parole sur la chaîne YouTube officielle de son ministère. Son discours, solennel, est sous-titré en anglais. « Les paroles de haine ne construisent pas un État », déclare-t-il.

Avec ce ministre qui sait attirer la lumière, Fayez al-Sarraj offre un contraste saisissant

Avec ce ministre qui sait attirer la lumière, Fayez al-Sarraj offre un contraste saisissant. Le chef du gouvernement soutenu par les Nations unies apparaît éteint, éprouvé par un mandat durant lequel il a surtout fait la démonstration de son impuissance. Sa moustache grise et son regard sombre se font d’ailleurs de plus en plus rares sur les photos officielles.

Dépourvu d’appuis internes solides, Sarraj tient surtout par la « reconnaissance de la communauté internationale », l’expression consacrée masquant mal le soutien des puissances régionales à son rival de l’Est. Avec Khalifa Haftar aux portes de la capitale, son gouvernement ne gère plus qu’une poignée de kilomètres de la côte ouest, elle-même contrôlée par diverses milices.

Proche des Misratis

C’est dans l’objectif de maintenir cette stabilité précaire dans la Tripolitaine que les équilibres au sein du GNA ont changé en octobre 2018. En août, des affrontements avaient éclaté entre les milices loyales au gouvernement de la capitale et la « 7e brigade », principal groupe armé rival originaire de la ville de Tarhouna. Le GNA avait alors promu Bashagha au ministère de l’Intérieur.

L’objectif était double, explique Mohamed Essaïd Lazib, doctorant à l’Institut français de géopolitique et familier du terrain libyen : « S’assurer une meilleure représentation des Misratis dans le GNA après leur rôle joué dans la défense de Tripoli et éviter par la même occasion de les avoir comme rivaux à un moment où le monopole des milices tripolitaines alimentait les frustrations. »

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Ancien membre de la Force aérienne nationale sous Kadhafi, reconverti dans les affaires dans les années 1990, Fathi Bashagha est alors une personnalité locale à la stature nationale grandissante. Après avoir contribué à la création du Conseil militaire de transition, en 2011, et collaboré avec l’Otan, il est élu député dans sa ville natale en 2014. Son parcours politique à la Chambre des représentants s’arrête lorsqu’il décide de boycotter l’instance, du fait des tensions croissantes entre le gouvernement tripolitain et le Parlement de Tobrouk.

« Bashagha a assumé son rôle de leader politique et impulsé une dynamique de réconciliation en appelant, au début de 2015, au retrait des brigades misraties engagées sur différents fronts militaires », rappelle encore Mohamed Essaïd Lazib. Considéré par certains comme proche de la coalition de milices misraties Fajr Libya (« L’Aube de la Libye »), qui s’était emparée de la capitale en 2014, Bashagha a finalement incarné la ligne modérée favorable aux pourparlers des Nations unies. « Plusieurs milices et groupes tribaux le respectent, assure Fethi Ouerfeli, ancien président du Programme de réconciliation nationale lancé en 2013 pour rassembler les représentants des villes. Bashagha a lui-même pris les armes contre l’ancien régime, tandis que Sarraj n’a pas d’expérience militaire. »

Changement de braquet

Ouerfeli suit le parcours de Bashagha depuis qu’il l’a rencontré lors d’une réunion de réconciliation entre des forces de Misrata et de Beni Oualid en juin 2013. Et note que ce dernier « exploite son réseau d’anciens hommes d’affaires et privilégie le compromis politique à tout prix. Serait-il en train de penser à l’avenir ? »

Dans sa volonté de panser les plaies du pays, Bashagha a aussi tenté la voie diplomatique avec Khalifa Haftar. « Il échangeait régulièrement avec un proche du maréchal », fait savoir un éminent Misrati. À l’époque, Bashagha et une partie des notables et hommes d’affaires de la ville portuaire se montrent prêts à s’asseoir à la table des négociations. Mais Haftar n’a jamais offert de concessions. Et a fini par attaquer la capitale, Tripoli.

Des combattants alliés à Fayez al-Sarraj, en mai 2019 au Sud de Tripoli. © Hazem Ahmed/AP/SIPA

Des combattants alliés à Fayez al-Sarraj, en mai 2019 au Sud de Tripoli. © Hazem Ahmed/AP/SIPA

Avec le début du siège de Tripoli, le ministre de l’Intérieur est monté en puissance

Bashagha n’a pas échappé aux critiques pour son ouverture à l’égard de Haftar. Il traîne notamment une vieille déclaration sur une chaîne libyenne, par laquelle il reconnaissait le « rôle national » de son ennemi d’aujourd’hui. Le déclenchement de la guerre a encore changé la donne. « Avec le début du siège de Tripoli, le ministre de l’Intérieur est monté en puissance. Il représente la voix de Misrata au GNA. La ville portuaire – capable de mobiliser jusqu’à 18 000 combattants – joue désormais un rôle majeur face à l’ANL, de Haftar, et se révèle indispensable pour Tripoli », constate Bashir Alzawawi, chercheur libyen de Misrata établi à Londres, et auteur du blog Libya Affairs.

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Également au crédit de Bashagha, sa tentative de réorganiser les forces de sécurité en équilibrant le pouvoir des différentes milices. En juin, quelques jours après la reprise de Gharyan, Bashagha se rendait lui-même dans la ville pour s’informer de la situation sécuritaire. Alzawawi rappelle que « Sarraj ne l’avait jamais fait ».