C’est le grand oral d’Ibrahime Kuibiert-Coulibaly. Ce 14 novembre, à Grand-Bassam, le nouveau président de la Commission électorale indépendante (CEI) s’exprime pour la première fois devant la presse ivoirienne. L’attente est grande, les questions fusent.
« En 2020, pourriez-vous annoncer la victoire d’un candidat de l’opposition ? » « Pourriez-vous proclamer les résultats ailleurs qu’au siège de la CEI ? » « Vous sentez-vous capable de résister à la pression ? » Costume sombre, voix rocailleuse, le magistrat hors grade de 53 ans tente de répondre aux inquiétudes de l’assistance. « La CEI va organiser sereinement l’élection de 2020, rassure-t-il. On nous met la pression, mais nous allons organiser le scrutin dans les règles de l’art. »
À peine installé, déjà contesté
La présidentielle aura lieu en octobre prochain mais elle suscite déjà de nombreuses interrogations. Acteur central du processus, la CEI est au cœur des débats. À peine installé, déjà contesté, Ibrahime Kuibiert-Coulibaly marche sur des œufs.
Il est juge et partie, et on ne veut pas de lui comme président
En janvier, les autorités ivoiriennes avaient accepté d’ouvrir des discussions afin de réformer une commission dont la composition était jugée « déséquilibrée » par la Cour africaine des droits de l’homme. Mais les discussions ont été boycottées par une bonne partie de l’opposition – notamment par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) d’Henri Konan Bédié et par la plateforme politique dont fait partie le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo.
Résultat, ni l’un ni l’autre ne reconnaissent cette nouvelle CEI au sein de laquelle ils ne siègent pas et dont ils jugent toujours la composition trop favorable au pouvoir. Élu le 30 septembre, Ibrahime Kuibiert-Coulibaly lui-même est récusé par le PDCI. « Il est disqualifié, insiste Maurice Kakou Guikahué, son secrétaire exécutif. Il est juge et partie, et on ne veut pas de lui comme président. »
Si le PDCI est ainsi vent debout, c’est parce que Kuibiert-Coulibaly était jusque-là le secrétaire général du Conseil constitutionnel. Or cette institution est dirigée par Mamadou Koné, un homme réputé proche du président Alassane Ouattara et qui a été, pour le nouveau président de la CEI, un véritable mentor.

Ibrahime Kuibiert Coulibaly, le nouveau président de la Commission électorale nationale indépendante. © DR / Capture d’écran RTI
Le problème n’a jamais été la CEI, mais les politiciens et leurs propos guerriers
En août dernier, ledit Conseil a en outre retoqué la requête de soixante-six députés contestant l’adoption de la loi qui réforme la commission électorale. La signature de Kuibiert-Coulibaly figure au bas du document officialisant ce rejet.
L’intéressé demande néanmoins à être jugé sur ses actes. « Mon unique objectif est d’organiser les élections avec les autres membres de la CEI, de manière collégiale et consensuelle, explique-t-il, installé dans son bureau du quartier des Deux-Plateaux, à Abidjan. Le problème n’a jamais été la CEI, mais les politiciens et leurs propos guerriers. »
Magistrat dans la crise
Inconnu du grand public avant son élection, Kuibiert-Coulibaly est un Koyaka originaire de Séguéla (Ouest), comme son prédécesseur, Youssouf Bakayoko, et comme le ministre de la Défense, Hamed Bakayoko. « L’ethnie n’a jamais été, pour moi, un critère déterminant. Je suis musulman, mais ma femme est catholique, une Bété de Gagnoa, la région de Gbagbo. Nos enfants ont les deux cultures. »
Un très bon meneur d’hommes, qui savait captiver l’audience
Kuibiert-Coulibaly est le fils d’un garde pénitentiaire profondément attaché à l’État, qui chantait l’hymne national en famille et se mettait au garde-à-vous quand passait la voiture du préfet. Tout juste diplômé de l’École nationale de l’administration (ENA), il commence sa carrière à Bouaké, au mitan des années 1990, comme substitut du procureur.
Le 19 septembre 2002, une rébellion venue du nord de la Côte d’Ivoire ne parvient pas à renverser le régime de Laurent Gbagbo et fait de Bouaké sa capitale. Kuibiert-Coulibaly garde un souvenir amer de cette période. « Quand la rébellion a débuté, j’étais le responsable du camp pénal et de la prison centrale, raconte-t-il. De par ma position, j’ai très vite été soupçonné par les Forces nouvelles [FN] d’être un informateur des forces loyalistes. »
Un soir du début de l’année 2003, alors que dehors l’orage gronde, des hommes en armes débarquent à son domicile. Il est mis en joue. « Ils n’ont pas réussi à s’accorder sur mon sort et m’ont donné vingt-quatre heures pour quitter la ville, se souvient-il. J’ai mis ma femme et mes enfants dans la voiture et on a rejoint Abidjan en traversant la ligne de front. »
En 2006, Mamadou Koné intègre le gouvernement d’union nationale dirigé par le chef des FN, Guillaume Soro, au poste de ministre de la Justice. Au moment de former son cabinet, il se souvient de cet ancien étudiant à l’ENA auquel il avait dit : « Un jour, tu travailleras pour moi. » Kuibiert-Coulibaly devient son chef de cabinet. Le voici chargé de superviser les audiences foraines, censées permettre la délivrance des cartes d’identité et des cartes d’électeurs. Un ancien collaborateur au ministère de la Justice le décrit comme « un très bon meneur d’hommes, qui savait captiver l’audience ».
Proximité avec Mamadou Koné

Dans un bureau de vote d'Abidjan, le 30 octobre 2016 (image d'illustration). © Diomande Bleblonde/AP/SIPA
Ce n’est pas très rassurant que le patron de la CEI ait fait toute sa carrière dans le giron de l’un des juristes les plus proches du chef de l’État
C’est un fait, la carrière de Kuibiert-Coulibaly n’aurait pas été la même sans Mamadou Koné. Lorsque ce dernier rejoint la Cour suprême, son ancien étudiant le suit. De même au Conseil constitutionnel. Et, en septembre dernier, c’est Koné en personne qui lui annonce qu’il est le choix du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour intégrer la CEI et qu’il est pressenti pour devenir son président. « Mais pourquoi moi ? » lui répondra l’intéressé, à la fois surpris et inquiet.
Sa proximité avec Mamadou Koné, Kuibiert-Coulibaly l’assume. « C’est le meilleur magistrat de Côte d’Ivoire. Il est comme un père pour moi. Il m’a tout appris : le droit, la vie, être un homme. Il ne m’a jamais enseigné la tricherie. » « Ce n’est pas très rassurant que le patron de la CEI ait fait toute sa carrière dans le giron de l’un des juristes les plus proches du chef de l’État, qui a conseillé celui-ci lors de la crise postélectorale de 2010-2011 », objecte un diplomate en poste à Abidjan.
Malgré les polémiques, Ibrahime Kuibert-Coulibaly s’est rapidement mis au travail. Le temps presse. Il espère que les commissions locales seront formées d’ici au 15 décembre et que la révision des listes électorales débutera le 1er mars. « On se donnera le temps de ratisser large, assure-t-il. L’opposition pourra-t-elle finalement intégrer la CEI ? Ce n’est pas de mon ressort, mais je suis favorable à ce que tout le monde se réunisse pour épargner à la Côte d’Ivoire une nouvelle crise. »
Le magistrat sait que les prochains mois risquent d’être animés et que son action sera scrutée. Il fut un temps où il jouait du piano, fréquentait le Parker Place – antre du reggae à Abidjan – et avait comme amis les chanteurs Alpha Blondy et le regretté Larry Cheick. « Le reggae me repose et m’apaise », dit-il. Nul doute qu’il pourrait en avoir besoin dans les mois à venir.