Quand je lui parle du génocide rwandais, Beata Umubyeyi Mairesse me reprend avec douceur et fermeté : « C’est le génocide des Tutsis du Rwanda. J’insiste sur le besoin de bien formuler les choses, les mots sont importants. » Tous tes enfants dispersés, le premier roman de l’autrice franco-rwandaise, est traversé par la même justesse.
Le génocide est le fil rouge de son œuvre en germe, d’abord dans ses nouvelles, notamment celles recueillies dans Ejo et Lézardes : « J’ai commencé par écrire des textes courts qui symbolisaient les vies coupées, interrompues et je lisais tout ce qui sortait sur le Rwanda. Je pense qu’il est important de lire les témoignages. J’avais envie de raconter cette histoire à travers l’intimité d’une vie, la déflagration de cette histoire dans la vie des survivantes et des survivants. J’ai écrit ces deux recueils de nouvelles avec chaque fois l’idée de parler de l’avant et de l’après, pas forcément du pendant. Cela permet de comprendre ce qui s’est passé pendant. »
Le chagrin est tellement fort que parfois il empêche les mots de partir
On retrouve cette séparation avant-après dans Tous tes enfants dispersés. Trois générations d’une même famille entremêlent leurs récits. Immaculata, mère d’un garçon né de père inconnu et d’une fille dont le père, français, la quitte dans des circonstances troubles. Cette fille, c’est Blanche, qui affirme : « Quand je suis arrivée à Bordeaux, j’ai réalisé combien les gens trouvaient étrange que ce qu’ils considéraient comme une Noire puisse se prénommer Blanche, alors je me suis fait appeler Barbara. À cause de sa chanson, cette histoire de fille qui arrive trop tard pour pardonner à son père. »
Une quête de la mémoire
L’identité, tiraillée, est une construction. C’est aussi une quête, celle de la mémoire. Et même des mémoires : celle de la guerre, pendant laquelle sa mère l’a envoyée en France, et celle de sa famille, hantée par les secrets depuis toujours. Blanche, puis son fils, Stokely, la troisième voix du récit, vont tenter de soulever la chape : « C’est un roman sur la transmission. Le kinyarwanda est une langue très métaphorique, et il y a ce proverbe en exergue du roman : “Le cou est le couvercle du chagrin”. Ce qu’on ne dit pas est aussi important que ce qu’on dit. Le chagrin est tellement fort que parfois il empêche les mots de partir, et toute la démarche de mes personnages va être de trouver les mots baumes pour soulever le couvercle du chagrin et se parler. Ils y parviennent en faisant des allers-retours entre maintenant et hier, entre ici et là-bas. »
Lorsqu’elle revient pour la première fois au Rwanda, Blanche est confrontée au mur entre ceux qui ont vécu l’horreur et les autres. Son frère Bosco est comme une ombre qui porte le poids du drame : « C’est un roman sur le silence qui a tout mazouté dans une famille. C’est une histoire qu’on trouve dans beaucoup de familles. »
La magie de la littérature, c’est de trouver des mots quand le silence semble insurmontable
Un silence qui fait écho au silence consécutif au génocide. Beata Umubyeyi Mairesse fait partie des voix qui, avec Gaël Faye par exemple, lèvent le voile sur le drame : « La magie de la littérature, c’est de trouver des mots quand le silence semble insurmontable. On dit souvent que le génocide était innommable. Ce n’est pas que c’est innommable, ce n’est pas entendable. Semprun le disait très bien pour la Shoah dans L’Écriture ou la Vie. La littérature permet de dire ce qui n’est pas entendable. Les survivants du génocide voulaient raconter, mais ils avaient des gens en face d’eux pour qui c’était inconcevable. Je pense que la littérature peut faire en sorte qu’on nous entende. Passer par la fiction permet de mettre de la distance pour les lecteurs. À travers la littérature, on arrive à recréer de la communication. La littérature est une surface de réparation, où des gens peuvent entendre ce qui nous est arrivé. Il y a de l’espoir. »
Tous tes enfants dispersés, de Beata Umubyeyi Mairesse, Autrement, 243 pages, 18 euros
Le banc sur la barza
Cet espoir se dessine à hauteur d’hommes et de femmes. La force de Beata Umubyeyi Mairesse est de parvenir à nous faire aimer ses personnages. Et même les choses, comme cet arbre, le jacaranda, prosopopée dont les racines symbolisent les liens familiaux. On aime aussi ce banc sur la barza, la terrasse de la maison, au Rwanda. On retrouve la poétesse, celle de son recueil Après le progrès, qui fait vivre un quotidien dont la sobre évocation n’ôte rien à la puissance : « Ce n’est pas un livre insupportable.
La légèreté de la poésie permet de montrer aussi les gens dans leurs moments heureux, d’imaginer ce petit banc sur la barza avec le jacaranda. J’aime la phrase de David Foster Wallace selon laquelle “la bonne littérature est faite pour réconforter les gens dérangés et déranger les gens confortables”. Je suis très touchée quand des Rwandais survivants disent que le roman parle d’eux et que, en même temps, des gens dont ce n’est pas du tout l’histoire s’y retrouvent. »
L’exploration de l’intimité de la famille fait écho à la situation d’un pays, le Rwanda, que Blanche redécouvre après la guerre. En surface, rien ne semble s’être produit, les bus partent à l’heure sans attendre que la jauge soit atteinte, comme avant. Mais dès qu’elle dit au chauffeur que son frère était soldat, il faut qu’elle lui indique son camp pour qu’il se détende.
ivre côte à côte avec ses bourreaux et les familles de ses bourreaux, c’est assez inédit dans l’Histoire
La tension, latente, est admirablement rendue par petites touches, ainsi que la complexité d’un pays en reconstruction : « On répare un pays, mais c’est beaucoup plus long et difficile de réparer les cœurs. C’est ce que les gens essaient de faire. Si le pays s’est reconstruit, c’est parce que les survivants ont eu cette force, ce courage incroyable. Vivre côte à côte avec ses bourreaux et les familles de ses bourreaux, c’est assez inédit dans l’Histoire.
Mais il ne suffit pas d’un coup de baguette magique, ça passe aussi par la parole et la possibilité de ne pas transmettre à la génération d’après les souffrances, de proposer une ouverture vers un autre horizon aux enfants de l’autre côté du désastre. » Tous tes enfants dispersés dessine une ligne de crête entre les extrêmes d’où jaillit une formidable force de vie. L’horizon littéraire de Beata Umubyeyi Mairesse est un arc-en-ciel éblouissant : les émotions qu’il suscite sont autant de couleurs qui éclairent et subliment les paysages dévastés par la tempête.
Extrait
Entre nous se dressaient sept ans : ses deux guerres, celle du Rwanda puis celle du Zaïre, ma défection vers la France. La France qu’il me reprochait. Dès le lendemain de mon arrivée, quelque chose qu’il a lâché comme un crachat gardé longtemps en bouche :
« Ce que vous avez fait…
– Nous qui ? »
Toi, Mama, affolée : « Laisse-la tranquille, tu sais bien qu’elle n’y est pour rien !
– Je veux dire les siens, son peuple, tu as bien leur sang et leur nationalité non ? »
Moi, sur la défensive : « Les Français ne savaient pas ce que faisaient leur président, leurs ministres et leur armée.
– C’est votre argent, ils sont arrivés avec des armes, votre argent a financé les miliciens, a acheté leurs armes. »