Zoubida Assoul livre sa vision d’un mouvement populaire qui doit déboucher sur une réforme constitutionnelle. Selon elle, sans un rééquilibrage des pouvoirs qui permettrait de contrôler l’action du futur président, point de salut pour le pays.
Jeune Afrique : Presque six mois se sont écoulés depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika. L’Algérie a-t-elle profondément changé depuis ?
Zoubida Assoul : Le premier changement significatif, c’est que le peuple s’est réapproprié l’espace public, la liberté d’expression, le débat politique, dont il était privé depuis des décennies. Ensuite, c’est la première fois depuis l’indépendance que le peuple sort aussi massivement pour des revendications éminemment politiques, et qu’il demande d’une seule voix la rupture avec le système de gouvernance opaque et corrompu qui a exclu toute compétence.
C’est une révolution pacifique inédite. Le peuple a non seulement démontré son intérêt pour la chose publique mais aussi sa maturité politique. Les Algériens ont tiré les enseignements des printemps arabes et de tout ce qui se passe dans l’environnement maghrébin et oriental. C’est aussi une révolution de l’esprit et de l’espoir pour une nouvelle Algérie.
Les arrestations de manifestants se poursuivent, les incarcérations aussi. Comme sous Abdelaziz Bouteflika. Le système est-il toujours en place ?
Absolument. Abdelaziz Bouteflika est parti, mais sa feuille de route est toujours appliquée. Le système est toujours là, avec son logiciel de répression, de déni de vérité et d’instrumentalisation de la justice. Je fais partie d’un collectif d’avocats qui défendent les jeunes incarcérés pour avoir manifesté ou porté un étendard amazigh.

Des manifestants brandissant un drapeau amazigh, vendredi 21 juin 2019 à Alger. © Anis Belghoul/AP/SIPA
Une étudiante se retrouve actuellement en prison alors qu’elle n’a même pas manifesté ! Des dizaines de jeunes, dans plusieurs juridictions, ont été raflés, comme Samir Belarbi, Fodil Boumala… Karim Tabbou aussi, qui n’a pas eu le droit d’appeler sa femme ou son avocat, au mépris de ses droits. Tous sont poursuivis pour des chefs d’inculpation fallacieux, les dossiers sont vides. L’objectif de ces procès politiques est de faire peur, de faire taire les figures qui ont accompagné la révolution. Nous sommes dans un État de non-droit, c’est le règne de l’arbitraire.
Peut-on parler de prisonniers politiques aujourd’hui ?
Oui. Aux noms déjà cités, je pourrais ajouter celui du général Benhadid, qui est dans un état de santé alarmant, emprisonné car il a librement donné son avis sur la situation. Nous sommes dans une dictature affichée et assumée. Je pourrais aussi parler du général Ghediri, qui est lui aussi visiblement victime d’un règlement de comptes, selon son avocat.
Ahmed Gaïd Salah oublie qu’il y a une loi qui protège les libertés individuelles et collectives
Nous-mêmes, acteurs politiques, sommes menacés, puisque le chef d’état-major s’adresse à la nation depuis des casernes, trois fois par semaine, pour dire que toute personne qui s’opposerait à la présidentielle du 12 décembre subira des mesures de rétorsion. Il oublie qu’il y a une loi qui protège les libertés individuelles et collectives.
Vous ne mâchez pas vos mots. Craignez-vous d’être arrêtée ?
Je fais partie des personnes ciblées par les discours du chef d’état-major comme d’autres politiques et militants. Une liste a d’ailleurs circulé en ce sens. Mais quand on dirige un parti politique agréé, on assume. Je milite, depuis la création de l’Union pour le changement et le progrès (UCP), pour une rupture nette avec le système et la construction d’un État de droit et de libertés. Fait-on une révolution pour ne changer que le nom du président ? L’objectif, c’est une rupture définitive.
Que faut-il changer ?
Beaucoup de choses, notamment les règles de gouvernance. J’en reviens à l’exemple de la justice. La loi n’est pas appliquée de la même manière selon la juridiction. Pour les mêmes chefs d’inculpation, certaines optent pour la relaxe, d’autres pour la liberté provisoire ou le maintien en détention, comme c’est le cas le plus souvent des tribunaux relevant de la cour d’Alger.
J’ai commencé ma carrière comme magistrate, je sais que l’indépendance de la justice est un processus long qui doit forcément passer par le changement de l’arsenal juridique, à commencer par la Constitution, qui consacre la mainmise du pouvoir exécutif sur la justice.
Quelle méthode proposez-vous ?
L’armée doit s’en tenir à ses missions : assurer la sécurité du pays, des citoyens, et l’intégrité du territoire. Pour que les institutions assument pleinement leur rôle, en toute liberté et indépendance, l’armée ne peut interférer dans les décisions. Cela vaut pour la politique comme pour la justice. Les magistrats doivent eux aussi faire leur mue et assainir leurs rangs. Le Conseil de la magistrature doit être présidé par un juge élu par ses pairs, ce qui n’est pas le cas actuellement.
La refonte implique de revoir certaines dispositions constitutionnelles, notamment celles qui concentrent tous les pouvoirs entre les mains d’un même homme
La preuve de la faillite de ce système, de l’aveu même du pouvoir, est l’incarcération de plusieurs ministres, deux anciens Premiers ministres, des officiers supérieurs de l’armée, mais aussi des walis et des cadres dirigeants du public ! La refonte implique une fois de plus de revoir certaines dispositions constitutionnelles, notamment celles qui concentrent tous les pouvoirs entre les mains d’un même homme. C’est ce qui a permis à un cartel de disposer des richesses du pays sans rendre de comptes vingt ans durant.

L'ancien général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah. © AP/SIPA
Qu’est-ce qui vous permet de dire qu’Ahmed Gaïd Salah est le vrai patron du pays ?
Il l’assume dans la trentaine de discours prononcés depuis le départ de Bouteflika, quand le président intérimaire a pris la parole à peine trois fois. En dépit de la nomination d’une autorité indépendante chargée des élections, c’est toujours lui qui parle de la présidentielle. Notez que l’instance, par ailleurs, est anticonstitutionnelle, puisqu’elle ne trouve aucun ancrage juridique dans l’actuelle Constitution, qui n’évoque que la Haute Instance de surveillance des élections.
Dans ces conditions, vous ne participerez pas à l’élection ?
Qui peut croire que le climat actuel plaide pour une présidentielle crédible et transparente à même de résoudre la crise ? Pas moi, surtout quand je vois les conditions dans lesquelles ont été votées les deux lois organiques qui encadrent ce processus et qui régissent l’installation et le travail de l’autorité des élections. Il est impossible, techniquement, juridiquement et politiquement, d’organiser, de contrôler et de proclamer les résultats d’une présidentielle dans ces délais.
De manière générale, n’importe quel président, avec la Constitution actuelle, ferait la même chose que Bouteflika
Et puis, politiquement, nombre de communes refusent de participer à l’organisation de l’élection avec cette commission. La confiance est absente car la crédibilité du président de cette instance est aussi mise en cause. Il a été deux fois garde des Sceaux de Bouteflika, or le peuple rejette le principe d’une élection avec des figures du système. Enfin, on ne peut organiser une élection que des millions d’Algériens rejettent.
Ali Benflis, Abdelmadjid Tebboune et Azzedine Mihoubi seraient candidats…
Le pouvoir tente de se recycler à travers certaines anciennes figures. On ne peut compromettre le devenir de tout un pays et des générations futures en optant pour le maintien du système. De manière générale, n’importe quel président, avec la Constitution actuelle, ferait la même chose que Bouteflika. On ne peut plus compter sur une seule personne pour le devenir de l’Algérie. Le pays doit sortir du pouvoir personnel et de celui des clans.

Manifestation d’avocats, à Alger, le 7 mars 2019. © Bensalem-APP/Andia.fr
L’Algérie est-elle dans l’impasse ?
Le système a en effet mis le pays dans l’impasse, mais le peuple l’en a sorti depuis février. La solution pérenne ne pourra venir que d’un dialogue serein, ce qui nécessite de relâcher les détenus d’opinion, les prisonniers politiques, de supprimer les entraves à l’action politique et associative, d’ouvrir les médias à l’opposition, de garantir une réelle liberté de circuler, de manifester et d’exprimer ses opinions, et de lever aussi le dispositif répressif sur Alger. Ce dialogue peut s’organiser à travers une conférence nationale, où nous discuterions d’une feuille de route ouvrant la voie à un processus constituant.
Un dialogue organisé par qui ?
Le pouvoir. Doivent y être invités tous les partis politiques sans exception, la société civile, les figures de cette révolution, des représentants de la diaspora… L’armée doit aussi participer. Les Algériens la respectent et souhaitent qu’elle reste unie. Elle doit être autour de la table pour réaffirmer son rôle et ses missions constitutionnelles : la sécurité nationale. Pas la politique.
Et au lendemain du dialogue, que se passerait-il ?
L’UCP souhaite qu’il débouche sur un consensus pour la mise en place d’un gouvernement de compétences nationales. Les Algériens pourront ensuite se donner rendez-vous dans les bureaux de vote. Et élire enfin un président légitime qui devra rendre des comptes au peuple car des contre-pouvoirs auront été installés, comme une Cour constitutionnelle. On aurait pu avancer si le pouvoir avait accepté de dialoguer. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire !
Existe-t-il un modèle de transition qui vous inspire ?
La Tunisie est le modèle qui se rapproche le plus de l’Algérie ; à plus d’un titre, puisque le dialogue a permis d’instaurer un processus démocratique intéressant. Néanmoins, à l’UCP, nous ne sommes pas favorables à une Constituante. Nous pouvons procéder en deux temps en Algérie.
D’abord assainir le système en installant des contre-pouvoirs. Le président peut ne plus être le ministre de la Défense, ne plus présider le Conseil de la magistrature. Nous pourrions aussi confier la présidence de la Commission des finances à l’opposition pour avoir un vrai contrôle de l’action de l’exécutif. Ces mécanismes simples permettent de rétablir immédiatement une pratique démocratique saine. La deuxième phase doit être celle du débat sur le modèle politique à mettre en place.