Politique

Présidentielle en Algérie : une élection à marche forcée

Pour le patron de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, la tenue d’une présidentielle – fixée au 12 décembre – est la seule solution pour sortir de l’impasse politique. Et gare à celui qui tenterait d’en entraver le déroulement.

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Mis à jour le 12 novembre 2019 à 15:27

Ahmed Gaïd Salah, chef de l’état-major de l’armée algérienne, en février 2019 à Alger. © RYAD KRAMDI/AFP

« Je n’ai pas la marche arrière. » C’est à son médecin personnel qu’Ahmed Gaïd Salah (AGS), vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, a fait cet aveu. L’homme reconnaît avoir un caractère de granit. Ses désirs sont des ordres. Et sa détermination confine parfois à l’obstination, voire à l’entêtement, comme lorsqu’il promet d’organiser coûte que coûte une présidentielle avant la fin de l’année.

Le 2 septembre, Gaïd Salah a jugé « opportun de convoquer le corps électoral le 15 septembre afin que les élections puissent se tenir dans les délais fixés par la loi ». Message reçu cinq sur cinq par Abdelkader Bensalah, président par intérim. Le 15 septembre donc, à la télévision, ce dernier a appelé les Algériens à se rendre aux urnes le 12 décembre.

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Face à l’impasse politique et à l’inextricable crise dans laquelle se trouve l’Algérie huit mois après le début de la révolution, l’armée considère que la tenue d’une présidentielle est l’unique solution. Après l’annulation du scrutin du 18 avril – auquel Abdelaziz Bouteflika était candidat avant d’être démis – et après l’élection avortée du 4 juillet – faute de candidats – , le rendez-vous du 12 décembre devrait être le bon. Quitte à employer la manière forte.

C’est que la constance d’Ahmed Gaïd Salah, véritable homme fort de la nouvelle Algérie, ne s’est jamais démentie. Aussitôt arrachée la démission de Bouteflika, il a prévenu : ni transition, ni assemblée constituante, ni gouvernement d’union nationale. Les urnes et rien d’autre. Les réfractaires ? Des ennemis de la nation, des mercenaires, des agents de l’étranger.

Poigne de fer

Au sortir de cet été, étouffant à bien des égards, le général a accentué la pression sur les manifestants et principaux animateurs du hirak (mouvement de protestation), qui rejoignent un à un les prisons de Koléa ou d’El-Harrach. D’autres arrestations ne sont pas exclues dans les prochaines semaines parmi ceux qui contestent l’agenda électoral dicté par le chef de l’armée. Car ce dernier considère que la mission qu’il s’est assignée est en voie d’accomplissement et que les revendications qui ont fait sortir des millions d’Algériens dans la rue ont été satisfaites.

Le clan présidentiel et le système Bouteflika ? Démantelés. Saïd Bouteflika ? Incarcéré. La corruption et l’argent sale ? Plusieurs hommes d’affaires et ministres sont sous les verrous. Une instance indépendante pour le contrôle des élections a aussi été désignée. Pour le vice-ministre de la Défense, les autres exigences, à savoir son départ, celui de Bensalah et du gouvernement Bédoui ainsi que la libération des détenus d’opinion relèvent de la surenchère. Et sont donc inacceptables. S’il veut bien concéder une dernière faveur à la rue – le départ du Premier ministre, un legs de Bouteflika – , le reste est scellé. Et non négociable.

L’urgence de la présidentielle de décembre tient aussi à l’état de santé du chef de l’État Abdelkader Bensalah

« Gaïd Salah est un kamikaze », observe l’une de ses vieilles connaissances. À y regarder de plus près, pourtant, les arguments d’AGS sont marqués au coin du bon sens. La crise économique est grave. Les caisses de l’État se vident avec l’érosion, inexorable, des réserves de change. Le climat des affaires est frappé de sinistrose. Les investisseurs étrangers fuient ou ne viennent plus. Le climat social est potentiellement explosif.

Passé l’euphorie grisante du printemps, le pays s’est retrouvé à l’arrêt, comme en apesanteur. L’urgence de la présidentielle de décembre tient aussi à l’état de santé d’Abdelkader Bensalah. Reconduit de facto après l’expiration de son intérim en juillet, l’homme fait peine à voir. Épuisé par les séances successives de chimiothérapie pour soigner un cancer parvenu à un stade avancé, il ne se rend presque plus à son bureau à la présidence. La santé plus que déclinante de son épouse rend sa situation plus dramatique encore. « Je ne veux pas aller au-delà de janvier 2020 », a-t-il confié à son entourage. Une brusque dégradation de son état ou sa disparition plongeraient le pays dans un nouvel imbroglio constitutionnel. Cela, le chef d’état-major veut absolument l’éviter.

Ahmed Gaid Salah, vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée avec le Président français Emmanuel Macron  en décembre 2017. © Anis Belghoul/AP/SIPA

Ahmed Gaid Salah, vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée avec le Président français Emmanuel Macron en décembre 2017. © Anis Belghoul/AP/SIPA

Les partenaires étrangers, bien qu’extrêmement prudents pour tout ce qui touche à l’Algérie, semblent partager ce point de vue. Au sein de la diplomatie française, on se dit convaincu qu’« il faut aller à la présidentielle, seul moyen de sortir de la crise ». Un ambassadeur, encore en poste à Alger cet été, se livrait à l’analyse suivante : « Avec le vote obligatoire de l’armée et des corps constitués, vous aurez une participation de 40 %-45 %. En gonflant un peu, le score peut être porté à 55 %. Suffisant pour que la communauté internationale reconnaisse l’élection. »

D’autant que le taux de participation dans la Tunisie voisine était inférieur à 50 % au premier tour de la présidentielle du 15 septembre. Un fonctionnaire du Quai d’Orsay ose ce pari : « L’Algérie n’aura pas besoin de gonfler la participation, les gens iront aux urnes. » Une source algérienne abonde : « AGS dispose certainement d’éléments qui lui permettent d’être confiant. Les personnes qui le conseillent doivent lui présenter des analyses selon lesquelles la participation sera au rendez-vous. Et lui garantir que le scrutin sera sincère. »

Grande inconnue : la rue

En privé, selon plusieurs sources, le chef d’état-major insiste pour que l’élection ne soit entachée d’aucun soupçon. Et promet de partir aussitôt le rendez-vous réussi. À condition d’éviter deux écueils. Le premier est d’assurer la crédibilité du processus électoral avec une compétition entre candidats dignes de confiance. L’ancien chef du gouvernement Ali Benflis, deux fois challenger de Bouteflika en 2004 et 2014, est chaudement tenté, même s’il émet pour l’heure des réserves et exige des mesures d’apaisement [il a finalement annoncé sa candidature officielle jeudi 26 septembre].

Gaïd Salah va-t-il imposer un candidat ou en adouber un ? Difficile de sortir du chapeau un prétendant de poids en un laps de temps si court

Abderrazak Makri, chef du Mouvement de la société pour la paix (MSP, islamiste), réserve sa réponse pour la fin de septembre. Deux ou trois candidats expérimentés, même flanqués d’une galerie de lièvres, suffiraient pour faire le bonheur de Gaïd Salah. Lui candidat ? Il jure ne pas être intéressé. « Ça lui a traversé l’esprit l’an dernier, mais ce n’est plus le cas », assure une source sécuritaire. Va-t-il imposer un candidat ou en adouber un ? Difficile de sortir du chapeau un prétendant de poids en un laps de temps si court. Même si « impossible » ne fait pas partie du lexique de Gaïd Salah.

Reste la grande inconnue : la rue. Si la mobilisation a beaucoup perdu de son ampleur, le mouvement de contestation ne faiblit pas pour autant. Des centaines de milliers d’Algériens continuent de manifester chaque vendredi, quand les étudiants marchent le mardi. Ceux qui battent le pavé à Alger et dans d’autres grandes villes rejettent cette présidentielle et continuent de réclamer la fin du système. Le risque que cette révolution, jusque-là pacifique et joyeuse, tourne à une opposition radicale et violente n’est pas à écarter. C’est pourquoi la nouvelle loi électorale prévoit des peines de prison ferme pour ceux qui tenteraient d’entraver le déroulement du scrutin ou de porter atteinte à l’autorité chargée de son organisation.

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Répression, intimidations, menaces, arrestations, emprisonnements… Le pouvoir est prêt à user de tout l’éventail de mesures coercitives dont il dispose pour assurer ce rendez-vous du 12 décembre. Une politique à poigne, ferme et implacable. L’armée table aussi sur les divisions au sein des partis de l’opposition… et sur l’usure du hirak, quitte à le pousser vers la radicalisation pour justifier a posteriori une répression qui l’anéantirait.

Le pari est risqué. Non seulement cette présidentielle serait alors discréditée, mais le pays risquerait la fracture. D’un côté, ceux qui iront voter, de l’autre, les partisans d’un boycott actif. D’une part, les « constructifs », de l’autre, les irréductibles fidèles au slogan de la révolution, « Yetnahaw Gaa (“qu’ils partent tous”) ». Le prochain président hériterait alors d’un pays déchiré, miné par les divisions et plombé par une contestation permanente.