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Les conséquences de la chute des cours du pétrole sur l’aviation privée
Tabou, le sujet est vite évacué au siège des majors du pétrole et du gaz. « Depuis la crise financière de 2008 et la chute des cours du brut, il est aujourd’hui mal vu d’utiliser des jets privés, particulièrement dans le secteur extractif », remarque un connaisseur du secteur de l’aviation d’affaires.
« On ne s’affiche plus avec son jet. Cette mauvaise réputation a d’ailleurs fait s’effondrer le marché depuis dix ans », poursuit un autre professionnel. « Dans le milieu des cadres dirigeants, on dit souvent qu’un jet privé est le meilleur moyen pour un milliardaire de devenir millionnaire », s’amuse un dernier interlocuteur.
En toute discrétion
Coûteux et difficiles à justifier dans les comptes, les jets privés les plus luxueux sont pourtant toujours utilisés discrètement par le très haut management du français Total, de l’italien Eni, de l’anglo-néerlandais Shell ou encore de l’américain ExxonMobil, géants de l’or noir les plus actifs sur le continent.
Encore aujourd’hui, quand il s’agit de convoyer leurs états-majors texans, parisiens, milanais ou londoniens à Pointe-Noire, Malabo, Luanda, Port-Gentil ou Port-Harcourt, capitales des hydrocarbures africaines, les grands pétroliers n’hésitent pas à mobiliser leurs jets. Pratiques, ils permettent de rester plus longtemps sur place et de partir à tout moment de l’autre côté de la planète ou d’arriver à temps à un conseil d’administration.
C’est ainsi que, d’après nos informations, Total, qui a toujours loué par le passé des Falcon 50 et 900, a fait l’acquisition, après le crash, en 2014, de l’avion de son PDG Christophe de Margerie en Russie, de deux Bombardier, un Global 5000 et un Challenger 650. Le groupe français, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations, cherche à étendre sa flotte et pourrait opter pour un Bombardier Global 7500, considéré aujourd’hui comme le nec plus ultra de l’aviation d’affaires.
Un bijou de 19 places à 76 millions de dollars (près de 71 millions d’euros) – prix catalogue –, également utilisé par plusieurs compagnies américaines, comme ExxonMobil, d’une autonomie de 14 260 km, volant à 15 545 m d’altitude, « soit bien plus haut et bien plus vite que les autres jets et que n’importe quel Boeing ou Airbus de l’aviation commerciale », s’émerveille notre spécialiste du secteur.
Malgré la remontée des cours, le secteur redouble de prudence
Partageant certains vols avec Shell, Eni s’est délesté de plusieurs appareils mais conserve une flotte plus étendue, environ sept avions – des Gulfstream G550 et G650 –, dont les aéroports d’attache sont Londres et Milan. Un Challenger 604 est également déployé entre Pointe-Noire et Port-Gentil, et de plus en plus vers la Côte d’Ivoire, le Ghana et l’Angola. L’entretien de cet appareil, basé au Congo-Brazzaville, est assuré par la compagnie Emeraude, de Fabio Ottonello, ex-gendre du président congolais, Denis Sassou Nguesso, un Italien aussi bien connecté à Rome qu’à Brazzaville.
Mais c’est malgré tout une certaine prudence qui gagne le secteur. Il est désormais loin le temps où le cours du baril frôlait les 120 dollars, à la mi-2014, époque où les majors pouvaient encore se permettre de faire affréter en huit heures une pièce urgente à 100 000 euros en avion spécial et pour un montant de 1 million d’euros.
Et, même si les cours ont repris du poil de la bête ces dernières années, « cela n’a pas été forcément synonyme de forage de nouveaux puits, et donc de relance de l’aérien pétrolier », rapporte le Français Alain Regourd, président et fondateur de Regourd Aviation (quinze appareils), dont la clientèle pétrolière représente 60 % de l’activité au Congo, et un tiers au niveau du groupe. « L’entreprise est arrivée à s’adapter à l’instabilité du marché en desservant d’autres types de clientèle d’affaires, comme les miniers ou les hommes d’affaires fortunés, ou en repositionnant ses appareils en Europe », poursuit le dirigeant.
Location d’appareils
Avec un baril qui fluctue autour des 60 dollars actuellement, les compagnies sont désormais plus enclines à louer des avions, à prendre des abonnements chez des opérateurs européens (AB Corporate, Amac Aerospace pour Total, Execujet, Netjets…) ou à s’appuyer sur des acteurs locaux bien implantés, comme Afrijet au Gabon, quand il s’agit de faire des tournées ou de relever des équipes postées sur les plateformes et les barges flottantes de production (FPSO).
Un marché où prospèrent aussi des opérateurs comme l’écossais Bristow, qui dispose d’une base au Nigeria et dont les hélicoptères permettent de rejoindre les zones de production pétrolière et gazière. Pour décrocher ces marchés, ces compagnies aériennes doivent remplir un cahier des charges sécuritaire défini par les groupes extractifs eux-mêmes, le Bars (pour Basic Aviation Risk Standard), destiné à limiter les accidents.
Sur un continent où il y a très peu de jets d’affaires disponibles (voire aucun, dans certaines régions), les acteurs de l’industrie pétrolière font parfois appel à des barons de l’économie africaine, qui ont trouvé là le moyen d’optimiser l’utilisation de leurs appareils qui ne sont amortis qu’à partir de six cents heures de vol par an. À Lagos, la compagnie nationale Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC), bien qu’elle n’ait toutefois pas remisé ses Falcon 2000 et 900, loue notamment les appareils de magnats locaux, comme Aliko Dangote, Alakija Folorunsho ou Mike Adenuga. Une solution pas toujours avantageuse.

Le terminal d’Afrijet à Libreville. L’opérateur gabonais propose des vols à la demande aux grandes entreprises pétrolières. © Jacques Torregano pour JA
Les salaires des pilotes de ces jets sont les mêmes en Afrique qu’aux États-Unis ou en Europe. Il serait difficile d’assumer le coût d’une flotte sur place, commente une source
« Si le pétrolier veut amener son staff jusqu’au point d’extraction sans passer par la capitale, c’est une à deux fois plus cher qu’un vol régulier. Mais l’usage de vols à la demande peut se révéler intéressant quand il s’agit de transporter des équipes de 50 à 60 personnes (autour de 124 000 euros), si l’on compare ce coût avec les tarifs des classes affaires des compagnies régulières », fait valoir Bruno Perdriel, le directeur de l’activité jets privés de l’affréteur français Avico, qui a notamment transporté dans ses appareils les personnels de la firme américaine Halliburton vers ses chantiers de Hassi Messaoud, en Algérie.
Mais il est hors de question pour les majors de l’or noir de posséder en propre une flotte d’avions sur le continent. « Ces appareils sont très lourds techniquement à entretenir, et l’Afrique n’est pas encore équipée pour en assurer la maintenance. De plus, les salaires des pilotes de ces jets sont les mêmes en Afrique qu’aux États-Unis ou en Europe. Il serait difficile d’assumer le coût d’une flotte sur place », commente une source. « On est éloignés de nos bases techniques, il faut un stock très important de pièces et de nombreux techniciens », confirme et déplore Alain Regourd.