Politique

[Édito] Les Tunisiens ont-ils les dirigeants qu’ils méritent ?

À Tunis, la campagne pour l’élection présidentielle du 15 septembre a commencé. Il faut la vivre de l’intérieur pour véritablement comprendre ce moment rare, étrange et presque fascinant. L’issue en est indécise, paradoxale et sans précédent dans l’histoire du pays depuis la « révolution » de 2011.

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Mis à jour le 10 septembre 2019 à 15:13
Marwane Ben Yahmed

Par Marwane Ben Yahmed

Directeur de publication de Jeune Afrique.

Les affiches électorales des candidats en Tunisie (image d’illustration). © Hassene Dridi/AP/SIPA

Officiellement, tout le monde prétend se désintéresser de l’événement. Certains estiment que le vrai pouvoir est à l’Assemblée. D’autres, que le casting proposé – une petite trentaine de candidats – ne fait pas rêver les foules. La classe politique est vouée aux gémonies, accusée de ne se préoccuper que de ses intérêts, de ses privilèges et de ses prébendes. Or la vérité est qu’on ne parle que de ça, que tout le monde suit passionnément les débats (souvent affligeants) et colporte rumeurs et fake news glanées dans les salons ou sur les réseaux sociaux.

Mais personne n’est en mesure de faire un pronostic pour le premier tour de scrutin, encore moins de se projeter sur le second. Les Tunisiens errent dans un épais brouillard. Le temps des patriarches (Bourguiba, Ben Ali, Béji Caïd Essebsi), des supposés poids lourds et des hommes providentiels est révolu. Voici celui des foires d’empoigne, des combats douteux où d’improbables seconds couteaux se prennent à rêver du palais de Carthage. Les électeurs ne jugent plus les candidats qu’en fonction des sondages. Personne ne se pose la question de leur fiabilité ou de leur compétence. Rares sont ceux qui se penchent sur leurs programmes, quand ces derniers existent.

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Tout se joue sur l’image, sur l’émotion, sur les déclarations fracassantes et autres dérapages médiatiques. On préfère les plateaux de télévision au travail de terrain. Et l’invective à la réflexion. À l’approche d’échéances déterminantes, qui parle encore d’enjeux stratégiques, de marche à suivre ou de défis à relever ? Les débats de fond ressemblent de plus en plus à un immense café du commerce.

Décor ubuesque

Le décor lui-même est ubuesque : impréparation, confusion, absence de lisibilité de l’offre politique, transhumance des acteurs d’un camp à un autre… L’un des principaux candidats, Nabil Karoui, est en prison, alors qu’il a de bonnes chances de se qualifier pour le second tour. Même l’agenda électoral est totalement incohérent. Il prévoit, par ordre chronologique, le premier tour de la présidentielle le 15 septembre, puis les législatives le 6 octobre, puis le second tour de cette même présidentielle. Allez comprendre…

Le peuple n’a cure des spéculations sur l’identité des favoris. Seul l’intéresse ce que l’heureux élu va faire pour lui

L’élite se perd en conjectures quant à l’identité des favoris. Nabil Karoui, on l’a vu, en est un. Abdelfattah Mourou (islamiste), Youssef Chahed (Premier ministre sortant) et Kais Saïed (juriste et ovni politique), aussi. On pourrait encore citer Abdelkrim Zbidi (ministre de la Défense, qui donne souvent l’impression d’être là contre son gré), Abir Moussi (bénaliste invétérée) ou Mehdi Jomâa (ancien chef du gouvernement)…

Mais le peuple n’a cure de ces spéculations. Seul l’intéresse ce que l’heureux élu va faire pour lui. Car le bilan de ces huit dernières années n’est pas reluisant : les riches se sont enrichis, des fortunes ont été accumulées on ne sait trop comment, les pauvres se sont appauvris, et les classes moyennes regardent désormais davantage vers l’abîme que vers les cimes.

Triste spectacle

Alors que la nouvelle Tunisie était censée être plus juste et plus prospère, elle apparaît comme un pénible mélange de cacophonie, de médiocrité et de comportements individuels et collectifs décevants. Hélas ! la situation ne devrait pas s’améliorer de sitôt. Il serait illusoire de croire que les prochaines élections puissent déboucher sur des cieux plus cléments ! Il faudrait un miracle.

Au mieux, elles ne seront qu’une étape dans le processus de décantation démocratique en cours. Un petit pas sur le chemin ouvert, en janvier 2011, par la chute de Ben Ali. Les Tunisiens ne sont pas dupes. Puisque ce chemin existe – c’est déjà ça ! – , ils entendent y poursuivre leur périple du mieux possible, en tirant les leçons du triste spectacle qui se déroule sous leurs yeux. Il faudra du temps pour que le système évolue et que la classe politique arrive à maturité. Sera-ce en 2024 ? L’espoir, dit-on, fait vivre.