Le chef du gouvernement tunisien a délégué ses pouvoirs à son ministre Kamel Morjane pour candidater à la présidence. Jeune Afrique l’a rencontré pour évoquer son programme à l’occasion du lancement de sa campagne sur le territoire tunisien, lundi 2 septembre. C’est un Youssef Chahed décontracté et sûr de lui, rompu à l’exercice de la communication, qui s’est exprimé sur les grandes prérogatives du chef de l’État et ses priorités, et a défendu son bilan, après 3 ans de gouvernance houleuse et controversée.
Jeune Afrique : Comparé à d’autres candidats, vous faites campagne avec un bilan, celui d’un chef de gouvernement en poste depuis trois ans. Beaucoup le critiquent, comment le défendre ?
Youssef Chahed : En expliquant plusieurs choses. D’abord les conditions dans lesquelles nous sommes arrivés aux affaires, avec deux paramètres importants. D’une part, la situation sécuritaire très fragile : la Tunisie a connu quelques mois avant notre arrivée deux attentats – en 2015 – et l’invasion de la ville de Ben Guerdane en mars 2016. D’autre part, la signature, trois mois avant notre installation, d’un accord contraignant avec le FMI. Nous devions aussi prendre en compte les objectifs assignés par les accords de Carthage.
L’équilibre budgétaire n’est pas atteint, le chômage avoisine toujours 15 %, l’inflation, 8 %… Quels sont les objectifs économiques que vous avez atteints ?
La feuille de route qui m’a été présentée en 2016 comptait six points : gagner la guerre contre le terrorisme, lancer la lutte contre la corruption, réduire les déficits publics, relancer la croissance, organiser les élections municipales et mettre en place les collectivités locales. Nous avons atteint plusieurs de ces objectifs.
En 2016, la Tunisie a accueilli 5,5 millions de touristes, cette année nous en accueillons 9 millions. En 2016, la quasi-totalité des pays européens avait émis des restrictions de voyage sur la Tunisie, aujourd’hui presque aucun n’en émet. C’est un signe que la sécurité est de nouveau garantie en Tunisie. Cela a entraîné une reprise de l’investissement et du tourisme.
En matière de lutte contre la corruption, nous avons mené une opération mains propres. J’ai même proposé une loi pour obliger les candidats à la présidentielle à présenter un bulletin numéro 3 [un extrait de casier judiciaire], un quitus fiscal et une déclaration de patrimoine. Malheureusement, le texte n’est pas passé.
Concernant le déficit public, il était à 7,4 % du PIB en août 2016. Nous finissons l’année à 3,9 %, et la loi de finances prévoit un déficit à venir de 3 %. Nous sommes loin de l’effondrement économique qui nous menaçait en 2016. Nous avons toujours plus de 200 000 personnes dans la fonction publique, ce qui alourdit la masse salariale et creuse les déficits. Par ailleurs, la croissance est revenue. Nous avons fini l’année 2018 à 2,6 %, contre 0,6 % à notre arrivée. Nous avons évité le pire à la Tunisie, qui aurait pu connaître le scénario grec.
Vos réformes ont entraîné des protestations…
Je pense que la Tunisie peut se projeter dans l’avenir avec beaucoup plus de sérénité et de confiance qu’à notre arrivée. Bien sûr, les ajustements menés ont créé du mécontentement et un peu d’inflation. C’est normal, car nous traversions une crise économique.
Je considère que le plus dur est derrière nous, mais nous sommes obligés d’expliquer à la population le pourquoi de ces réformes
Je considère que le plus dur est derrière nous, mais nous sommes obligés d’expliquer à la population le pourquoi de ces réformes. Nous avons réformé les caisses de sécurité sociale, qui étaient au bord du gouffre, en repoussant l’âge de départ à la retraite et en augmentant les contributions sociales. Réformer n’est pas facile, mais nous avons été courageux et responsables en lançant ces chantiers.
Les meilleurs chiffres ont crû en valeur nominale mais pas en valeur réelle. En êtes-vous comptable ?
En 2011, les réserves de change étaient de 9 milliards de dollars. Elles n’étaient plus que de 5,3 milliards de dollars en août 2016. Aujourd’hui, elles sont à plus de 6 milliards, car nous avons travaillé sur ce point. Il y a eu un ajustement. Pour la première fois depuis la révolution, le dinar s’est apprécié de 10 % sur l’année 2019. C’est un signal important.

Le chef du gouvernement Youssef Chahed, le jour de son dépôt de candidature à l'élection présidentielle, vendredi 9 août 2019 à Tunis (image d'illustration). © Hassene Dridi/AP/SIPA
La lutte contre la corruption, l’un de vos chevaux de bataille, a pu apparaître sélective. Qu’en est-il ?
Les critiques émanent principalement des corrompus qu’on est en train de combattre. Nous avons lancé ce chantier, très important, et mis en place des lois pour permettre la spécialisation judiciaire dans les affaires de lutte contre la corruption. Nous avons augmenté le salaire des juges et donné des moyens au pôle financier. Bien sûr qu’il faut davantage de moyens. C’est un travail de longue haleine, tout aussi difficile que la lutte contre le terrorisme, car c’est un ennemi caché, infiltré un peu partout, dans les partis et l’administration…
Vos détracteurs vous accusent d’être derrière l’arrestation du candidat Nabil Karoui, emprisonné en vertu d’un mandat de dépôt juste avant le début de la campagne. Y a-t-il une mainmise de l’exécutif sur le pouvoir judiciaire ?
La Tunisie est une démocratie avec un pouvoir judiciaire indépendant. Le chef du gouvernement ne nomme plus, ne vire plus, ne mute plus un juge. Il y a un Conseil supérieur de la magistrature, complètement indépendant et autonome. En l’espèce, l’affaire [Karoui] a été portée par une ONG tunisienne. C’est facile de tout rejeter sur le gouvernement, mais nous n’y sommes pour rien.
Les Tunisiens attendent du concret sur le plan économique et social. Quelles sont vos propositions en la matière ?
Ma candidature repose sur une connaissance réelle des problématiques de la Tunisie, de chaque secteur et de chaque gouvernorat. Nous y avons travaillé ces trois dernières années. Nous connaissons les goulets d’étranglement, ils nous ont empêchés de mettre en place des solutions ! Et nous savons aujourd’hui comment les surmonter. Mon programme est réaliste parce qu’il s’appuie sur une connaissance réelle du terrain.
La Tunisie a libéré la parole mais n’exploite pas encore pleinement son potentiel économique et social, ni celui de ses jeunes, qui est énorme
Il faut arrêter de penser que le président est loin de tout à Carthage. Il doit être proche du peuple, aller dans les régions, proposer des initiatives – y compris législatives – sur le plan économique pour déverrouiller la croissance. La Tunisie a libéré la parole mais n’exploite pas encore pleinement son potentiel économique et social, ni celui de ses jeunes, qui est énorme. Nous avons 45 propositions pour changer la Tunisie.

Des milliers de personnes dans les rues de Tunis en 2018. © Nicolas Fauque/Images de Tunisie
Quelles sont vos propositions phares ?
Je m’engage à ce que cessent les interférences de la famille de l’élu dans la politique. L’immunité parlementaire d’accord, mais pas absolue, uniquement dans le cadre des seules fonctions de député. Nous avons également proposé une diplomatie plus proactive sur les questions régionales. En ce qui concerne les relations avec l’Union européenne, il faut trouver un nouvel accord sur l’immigration illégale et la migration des compétences. Pour moi, c’est un seul et même sujet.
La Tunisie bénéficie aujourd’hui du soutien de l’Europe, mais une démocratie récente devrait être davantage aidée. Près de 15 % de notre budget est consacré à la sécurité intérieure. Nous avons encore besoin d’améliorer nos équipements. Pour les jeunes, il y a aussi beaucoup de choses à mettre en place.
Pourquoi avoir tant attendu avant d’annoncer votre candidature et délégué provisoirement vos pouvoirs à votre ministre de la Fonction publique, Kamel Morjane ?
J’ai attendu car j’ai essayé jusqu’à la dernière minute de rassembler le camp démocrate et progressiste. Malheureusement, nous partons en ordre un peu dispersé. L’objectif désormais est de rassembler les Tunisiens. C’est toujours possible, alors je continue de le faire.