Politique

Présidentielle en Tunisie : l’arrestation de Nabil Karoui a-t-elle changé la donne ?

Depuis sa spectaculaire arrestation, Nabil Karoui, l’homme d’affaires controversé et candidat à la présidentielle du 15 septembre, a vu sa cote de popularité grimper, tandis que la polémique fait rage autour du timing de son interpellation.

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Mis à jour le 12 novembre 2019 à 15:32

Le candidat à l’élection présidentielle tunisienne Nabil Karoui. © Khaled Nasraoui/ZUMA Press/REA

À quoi peut donc penser Nabil Karoui dans sa cellule de la prison de la Mornaguia, où il est incarcéré depuis le 23 août ? Se réjouit-il de la remontée de sa cote de popularité ? Dans son malheur, il aurait gagné 3 à 5 points dans les sondages, qui le donnaient déjà en tête de la présidentielle du 15 septembre. Malgré la chaleur, la promiscuité et l’incertitude, il a le moral, assurent ses proches.

Il est bien traité et séparé des prisonniers de droit commun, mais il partage sa cellule avec deux codétenus. Sa détention préventive pourrait durer quatorze mois. Ou plus. Jusqu’à ce que se tienne son procès. Devra-t-il attendre que les plus de 4 000 pièces remises par sa défense soient épluchées ? Ses partisans espèrent que la demande de remise en liberté, formulée le 27 août par ses avocats, portera ses fruits. Beaucoup voient dans l’incarcération de ce candidat à la magistrature suprême le symbole de la fragilité d’une démocratie qui se construit au petit trot.

Arrestation musclée

« Son arrestation fut spectaculaire à dessein, suppute un proche. C’était une mise en scène pour montrer que celui qui tient l’appareil peut faire ce qu’il veut. » Et la forme ne gêne pas que les soutiens du magnat. Pourquoi cette arrestation musclée digne d’un film d’action ?

Le candidat a été intercepté à plusieurs dizaines de kilomètres de Tunis, sur la route de Béja, où il avait inauguré le bureau de son parti, Qalb Tounes. Nabil Karoui a été interpellé par une brigade antiterroriste, dénonce le président de son collectif de défense, Kamel Ben Messaoud, qui décèle une « célérité » suspecte – une heure et demie – dans l’exécution du mandat de dépôt. Ghazi Karoui, frère du candidat, également inquiété, reste, lui, introuvable, alors qu’il prévoit de faire campagne comme tête de liste à Bizerte pour les législatives du 6 octobre.

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L’avocat d’un autre homme d’affaires détenu pour corruption, Chafik Jarraya, affirme qu’une brigade lui a demandé des renseignements susceptibles d’accabler Nabil Karoui. Le ministère de l’Intérieur dément. L’Association des magistrats tunisiens appelle à la non-interférence du judiciaire dans le politique. Une enquête a été ouverte par le Haut Conseil de la magistrature. Et l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) a décidé de maintenir la candidature de l’entrepreneur. S’il n’était pas libéré dans les jours à venir, Qalb Tounes compte faire le nécessaire pour lui obtenir l’autorisation de faire campagne à partir de sa cellule.

Blanchiment d’argent, évasion fiscale et escroquerie

C’est un rapport de 2016 publié par I Watch, branche tunisienne de Transparency International, qui a déclenché l’affaire. Dans ce document – « Nessma Network, ce qui se cache derrière la chaîne des frères Karoui » – , l’organisation dénonce « un vaste réseau de structures et flux financiers partant de Tunis ». I Watch dépose une plainte pour blanchiment d’argent, évasion fiscale et escroquerie.

Rebondissement de la procédure le 28 juin : de témoins, les Karoui passent au statut d’accusés. Sur demande du ministère public, assure la défense. Un timing fortuit ? « Cela coïncidait avec le moment où le candidat virait en tête des sondages », conclut-elle. Car durant ces trois ans, Karoui a conquis les jeunes et les femmes au foyer, l’essentiel du vivier du million et demi de nouveaux inscrits sur les listes électorales.

D’autres candidats profitent de ces manœuvres, mais, dans la classe politique, on voit tout de suite la main de la Kasbah et de Montplaisir

Quelques jours plus tard, Nabil Karoui confie à la chaîne Nesma TV – qu’il détient à un tiers avec son frère Ghazi – qu’il craint d’être arrêté, voire « assassiné ». Le 23 juillet, le magnat est entendu huit heures durant par le juge d’instruction. Cinq heures de nouveau le lendemain. Deux heures pour Ghazi. Le duo est laissé en liberté, avec interdiction de quitter le territoire. Leurs biens et comptes personnels sont gelés.

Le recours déposé par les frères pour lever ces mesures est rejeté le 23 août. Les magistrats vont plus loin et délivrent un mandat d’amener contre les Karoui. « Une violation flagrante du code de procédure pénale », pour leurs avocats, qui pointent une chambre d’accusation confectionnée ad hoc. Par qui ? Les regards se tournent vers les partis gouvernementaux, Tahya Tounes et Ennahdha en tête. « D’autres candidats, en embuscade, profitent de ces manœuvres, mais, dans la classe politique, on voit tout de suite la main de la Kasbah et de Montplaisir », résume un proche des frères Karoui.

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La tentative d’amendement de la loi électorale – portée par Ennahdha et Tahya Tounes – qui aurait permis d’écarter Nabil Karoui du scrutin est dans tous les esprits. Feu Béji Caïd Essebsi ne l’ayant pas promulguée, les alliés gouvernementaux se seraient rabattus sur une autre procédure pour le disqualifier.

« Les violations sont tellement flagrantes qu’il ne peut s’agir que de directives et d’instructions. Il est clair que tout ceci est instrumentalisé par le pouvoir exécutif pour éliminer le favori des élections », martèle Me Ben Messaoud. Sadok Jabnou, membre du bureau politique de Qalb Tounes, nuance : « Nous ne mettons pas en cause l’indépendance de la magistrature, mais l’influence du gouvernement sur le processus juridique. » Avant d’accuser : « L’affaire Karoui est comparable à l’affaire Dreyfus en France, c’est le premier grand procès politique de la deuxième République tunisienne ! »

Youssef Chahed mis en cause

« Les hommes d’affaires qui ne paient pas le fisc sont très nombreux en Tunisie, c’est pourquoi cette arrestation ressemble à un règlement de comptes », abonde le chercheur Mohamed Kerrou, qui évoque une lutte très sélective contre la corruption. Nessma TV, fondée par Nabil Karoui, parle de « kidnapping », quand Qalb Tounes dénonce « les pratiques fascistes » de la « milice gouvernementale ».

L’affaiblissement de Youssef Chahed dans les sondages aurait-il provoqué l’affolement de son camp ? Et fait dérailler sa stratégie ? Les mauvais signaux se multiplient, comme la récente fouille « humiliante » de Hafedh Caïd Essebsi à l’aéroport de Carthage, ou encore les pressions dont se plaignent les médias sous la gouvernance de Youssef Chahed. « Il est consulté pour tout, personne n’ose prendre une décision seul par peur de perdre son poste », croit savoir Kerrou.

Le chef du gouvernement tunisien Youssef Chahed dans la cour de l'Élysée, siège de la présidence française, vendredi 15 février 2018. © Christophe Ena/AP/SIPA

Le chef du gouvernement tunisien Youssef Chahed dans la cour de l'Élysée, siège de la présidence française, vendredi 15 février 2018. © Christophe Ena/AP/SIPA

Chahed, lui, se défend de toute intervention et soutient que le timing « prouve l’indépendance de la justice ». Sur Mosaïque FM, le même dénonce à mots couverts les Karoui, évoquant la « dictature de la mafia médiatico-politique » : « En état d’alerte, elle n’a plus que deux solutions : soit elle prend le pouvoir et se propage au cœur de l’État pour les quinze ou vingt prochaines années, soit elle disparaît. »

Une formule sans fard. « Tout en regrettant les interférences judiciaires sur le temps politique, nous réaffirmons notre confiance dans la justice autonome », répète aussi son équipe de communication, qui évoque des allégations inadmissibles et irresponsables sur l’implication de Chahed dans l’arrestation de Karoui.

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Certains appellent à regarder plutôt du côté d’Ennahdha, qui aurait mis la main sur l’appareil judiciaire lorsqu’elle faisait partie de la troïka au pouvoir (2011-2014). Le parti à référentiel islamique aurait-il cherché à écarter un rival crédible pour la majorité à l’Assemblée ? « Ennahdha s’est fait doubler par Karoui, qui a eu recours aux mêmes méthodes de campagne : la politique caritative », estime Hamadi Redissi, président de l’Observatoire tunisien de la transition démocratique.

Ceux qui accusent Ennahdha d’être derrière cette arrestation doivent présenter des preuves, proteste Samir Dilou

Le politologue croit savoir que le but d’Ennahdha est de « pousser les citoyens à désespérer des élections pour qu’ils boycottent le scrutin. Ce qui permettrait aux islamo-conservateurs de bonifier leurs voix ». « Ceux qui accusent Ennahdha d’être derrière cette arrestation doivent présenter des preuves », proteste Samir Dilou, en lice pour la députation et directeur de campagne d’Abdelfattah Mourou, candidat de la formation islamiste. Ce dernier a lui aussi dénoncé une arrestation anormale.

« Forte culture complotiste »

« Dans tous les cas, c’est à ceux qui détiennent le pouvoir qu’incombe la responsabilité politique », souligne Sadok Jabnoun. « Beaucoup le pensent, renchérit Hamadi Redissi. En politique, l’essentiel est ce que les gens croient, surtout dans un pays avec une forte culture complotiste. » « S’il y a un bénéficiaire, ce ne peut être que M. Karoui lui-même, qui endosse le rôle de victime », dénonce, quant à lui, Samir Dilou. Ce qui est sûr, c’est que la polémique ne profite pas aux principaux adversaires de Karoui.

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« On a créé un héros de toutes pièces ! Cette arrestation fait de Karoui un petit Mandela et renforce sa popularité, alors qu’il se voit reprocher beaucoup de choses », regrette un analyste. Généralement critiqué pour son affairisme qui lui vaut le surnom de « Berlusconi tunisien », le businessman est désormais défendu de toutes parts. « Tout cela créé une atmosphère délétère, alors qu’il y a bien entendu de la gabegie du côté de son équipe, dénonce Mohamed Kerrou. En mobilisant sa chaîne, Karoui participe aussi à la montée des tensions. Nessma TV ne parle que de ça ! »

Le fond de la campagne, lui, est passé au second plan. Et certains craignent que les tensions ne se muent en violences. « Notre État de droit nous permettait de garder une once de fierté malgré les déboires économiques et sociaux. Or les politiciens sont en train de tout compromettre – et de se discréditer – en utilisant l’État pour régler leurs comptes. Au-delà de l’identité du vainqueur du ­scrutin, sur quoi construira-t-on l’après ? Sur un champ de ruines moral », conclut ­l’analyste.


Affiche clandestine

 © DR

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L’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) vient de réclamer le retrait de cette campagne d’affichage urbain. « La prison ne nous arrêtera pas… rendez-vous le 15 septembre », lit-on sur le panneau. Non siglé, il porte l’empreinte du groupe de communication Karoui, coutumier de ces pratiques.